Les 35 heures : une interview de Laurent Willemez
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Le site du Parti de gauche a publié une interview de Laurent Willemez sur le débat actuel autour des 35 heures
Quatre questions à Laurent Willemez
Peux-tu rappeler ce que sont les 35 heures, les principales dispositions, ce qu’elles ont apporté à l’époque ?
La revendication de la diminution du temps de travail est consubstantielle à l’histoire du droit du travail depuis le début du xxème siècle. À l’origine, il n’y avait pas de lien avec la lutte contre le chômage. C’était une forme du progrès social, travailler moins revenant à vivre plus avec la famille, avec moins de souffrance, etc.
Les principales dates ont été 1936 (les 40 heures), 1982 et les 39 heures, 1998-2000 et les 35 heures. Il faut signaler que le premier mouvement vers les 35 heures, c’est la loi de Robien en 1996, qui incitait les entreprises à aller dans ce sens. C’est donc la droite qui a fait la première proposition.
En 1997, les 35 heures font partie de la plateforme du PS. Il y a eu 2 lois, celle de 1998 et celle de 2000, qui ont à peu près la même logique. Mais, contrairement à ce qu’on dit souvent, celle de 2000 assouplit celle de 1998. On dit aussi que ces lois fixent tout d’en haut. C’est le contraire qui est vrai, puisqu’elles obligent à la négociation pour le passage aux 35 heures. Dans la logique des réformes sur la négociation collective de 1982, les lois Aubry disent : dans chaque entreprise de plus de 20 salariés doivent s’ouvrir des négociations sur le temps de travail. S’il n’y a pas de syndicats, ceux-ci peuvent désigner des mandataires pour négocier avec les employeurs. [1].
La différence avec les lois précédentes, c’est que la motivation principalement avancée n’a pas été de donner davantage de temps libre mais de lutter contre le chômage. Pour inciter les entreprises à négocier, la loi de 1998 a prévu des subventions si elles embauchaient plus de 6 salariés grâce à la réduction du temps de travail, sous forme d’aides directes, de l’ordre de 3000 à 4000 euros par salarié. Celle de 2000 est beaucoup moins restrictive puisqu’elle élimine la barre des 6 salariés. Ce qui dispense les entreprises de dire combien elles ont embauché de salariés pour toucher les subventions liées à la RTT.
Par ailleurs, cette deuxième loi fait disparaître la manière uniforme de calculer le temps de travail, en introduisant flexibilité et annualisation. Dans le cadre de la négociation avec les représentants du personnel, l’entreprise peut compter les heures comme elle veut. 35 heures par semaine ne veut plus dire grand chose en fait. Pour beaucoup de salariés, cela devient 1600 heures par an avec cependant quelques garde-fous comme la durée maximale de 48 heures par semaine, d’ailleurs fixée au niveau européen. Mais, au total, le temps de travail n’est plus calculé sur la semaine, mais annuellement, notamment pour les cadres.
Par ailleurs, les employeurs profitent de la négociation pour changer certaines règles au détriment des salariés. C’est, par exemple, le cas pour le décompte des temps de pause. Dans le cadre de la loi de 2000, leur exclusion des 35 heures peut être inscrite dans les contrats de travail. La loi a donc constitué un progrès pour certains, qui ont eu plus de temps de vacances, plus de temps libéré. Mais les négociations au niveau de l’entreprise, notamment là où les syndicats ne sont pas présents, ont multiplié les exceptions aux règles de droit au niveau national, voire à celui des branches. Cela renvoie à un principe plus général de l’évolution du droit du travail, dans lequel les normes qui encadrent le travail salarié sont de moins en moins apportées par l’Etat et le législateur et de plus en plus négociées (ou imposées) par en bas, au niveau de la branche ou plus encore au niveau de l’entreprise [2].
Mais il y a aussi des cas où les employeurs ont refusé de négocier le passage aux 35 heures et se sont ensuite plus ou moins adaptés. Il existe donc encore des entreprises où on est à 37 heures par exemple. D’ailleurs, la durée moyenne du travail en France est toujours de 37 heures 30, avec certes parfois des heures supplémentaires. Elle n’est pas du tout de 35 heures. Et cela sans compter les petites entreprises où il n’y a jamais eu de discussions sur le temps de travail.
Au total, ce sont les cadres qui ont vraiment tiré bénéfice des 35 heures ! Une des raisons est le fait que leur activité rend plus facile l’annualisation du temps de travail et sa gestion.
Que s’est-il passé ensuite, entre 2002 et aujourd’hui ?
Beaucoup des critiques parmi les plus violentes sur les 35 heures, celle de Manuel Valls en particulier, sont purement symboliques, utilitaristes, C’est devenu une espèce d’étendard qui permet de se distinguer, même à droite, une position qui clive directement. Ce qui revient à dire que c’est un outil politique qui ne mérite sans doute ni autant d’indignité ni autant de louange. Cela marche, c’est un outil politique qui a un vrai effet.
De façon plus concrète, il y a eu toute une controverse sur la réalité des emplois créés par les 35 heures. Il y a une difficulté : la loi a correspondu, à mon avis de manière aléatoire, a une des plus belles périodes de croissance économique. Il y a donc eu des travaux d’économistes pour évaluer le coût des 35 heures, autour d’un point PIB selon eux. Mais la majorité des économistes pensent que cela n’a pas de sens et que cette première critique est donc très politique. La deuxième critique économique des 35 heures concerne la question du coût du travail. Dans cet esprit, on dit que les salaires ont augmenté, ce qui n’est sans doute pas complètement faux, et du coup le coût du travail. L’argument du gouvernement Jospin était que les 35 heures ne devaient pas baisser les salaires, ce qui a mécaniquement augmenté le coût horaire du travail. C’est cela qui est visé par ceux qui disent que le droit du travail est trop rigide, Mais il s’avère en fait que le coût du travail est particulièrement bas en France, beaucoup plus bas que la moyenne dans les pays développés. Ou, autrement dit, la productivité horaire est plus élevée en France qu’ailleurs. En Europe, seule l’Allemagne est en dessous. Il est donc important de le dire : les 35 heures n’ont pas fait exploser le coût du travail. « Libérer » le travail ne va donc pas avoir nécessairement pour effet d’augmenter la compétitivité française, qui est déjà très élevée.
En tout cas, ce qui est certain, c’est que l’espoir de créer 10% d’emplois en plus en passant de 39 à 35 heures ne s’est pas réalisé. C’est quelque chose qui est plus largement vérifiée en matière de législation. L’enjeu du droit c’est en effet la façon dont il est mis en œuvre et parfois « manipulé », c’est-à-dire mis en forme. Il ne suffit pas de faire une loi pour obtenir des effets. La loi sur les 35 heures le montre bien. Et cela d’autant plus que c’est dans chaque entreprise qu’on négocie. Ce qui contribue à l’explosion du droit du travail.
Ceci pour dire que depuis 2002, la droite cherche à vider la loi de son sens tout en donnant l’impression de ne pas la supprimer. Dès 2002, la loi Fillon, alors ministre des Affaires sociales, augmente le contingent des heures supplémentaires possibles. C’est une première attaque contre les 35 heures. Auparavant, il y avait une limite plus stricte pour les heures supplémentaires. Et elles coûtaient cher à l’employeur, 25% de plus. Il y avait donc une sorte de pénalité. Jérôme Pelisse recense ensuite 7 textes successifs sur le temps de travail entre 2002 et 2008 !
La loi TEPA de 2007 a franchi une limite supplémentaire en permettant de racheter les heures de RTT. En clair, un cadre, c’est eux que cela concerne au premier chef, qui a quelques fois accumulé des dizaines, voire des centaines d’heures de RTT, peut se les faire payer au lieu de les convertir en congés. Ce qui fait que son temps de travail réel a largement augmenté.
Enfin, sur un autre plan, la loi sur la modernisation du dialogue social de 2008 dispose que, désormais, la question du temps de travail ne sera plus réglée au plan national, même plus à celui des branches, mais au niveau des entreprises. En un sens, on va jusqu’au bout d’une logique qui remonte à 1982 et aux lois Auroux.
Je renvoie là-dessus à mon ouvrage sur le droit du travail. Ces lois sont incontestablement des lois de progrès social (création des sections syndicales d’entreprise, etc.). En même temps, elles amorcent le passage d’une logique « légicentrique », basée sur la loi et l’État, à une logique où la négociation, y compris au niveau de l’entreprise, inspirée des pratiques autogestionnaires des années 1970 et de la CFDT, joue un rôle plus important. Il faut noter d’ailleurs qu’il faudrait parler des lois Auroux-Aubry, celle-ci étant à l’époque à la direction du Travail au ministère et ayant plus ou moins rédigé ces lois. Ce qui renvoie à Jacques Delors et à une logique idéologique assez forte.
L’adoption de la loi de 2008 traduit elle-même des contradictions. Sarkozy, à l’époque, savait encore y faire, en faisant en sorte que les organisations syndicales deviennent plus fortes au sein des entreprises. Mais le résultat c’est que la loi a fait sauter aussi le dernier verrou des 35 heures, en enlevant tout cadre national à la négociation.
Aujourd’hui, à dire vrai, personne n’a plus vraiment envie de recommencer à négocier sur le temps de travail et les 35 heures. Dans chaque entreprise, on est arrivé à des arrangements qui finalement conviennent aux employeurs d’une certaine manière. Ils leur permettent d’annualiser le temps de travail et de le flexibiliser. Rien ne prouve à mes yeux qu’il y ait une forte demande pour revenir là-dessus.
Pourquoi selon toi Jean-François Copé à droite ou Manuel Valls reviennent-ils alors sur cette question, avec un tel éclat ?
À mon avis, il s’agit de stratégies purement politiciennes, non pas politiques mais politiciennes, de positionnement les uns par rapport aux autres. Pour la droite dure qu’incarne Copé, les 35 heures constituent un symbole de progrès social. Lutter contre, c’est donc réactiver de vieux clivages. Copé veut, me semble-t-il, à la fois se positionner à la suite de Sarkozy, tout en s’en distanciant, en même temps que de Fillon. Dans cette optique, les 35 heures sont secondes. Ce qui compte, c’est le slogan, le mot qui se suffit quasiment à lui seul. Pour ceux qui, à droite, ne veulent pas toucher aux 35 heures, le principe est le même, c’est aussi un positionnement contre Copé. On a donc affaire à une sorte de fétiche, en termes anthropologiques, qui porte du « sacré » politique assez fort. Il s’agit d’un ensemble de croyances plus que de réalités.
Oui, mais il y a aussi des « vrais » libéraux, qui voudraient qu’il n’y ait pas de règles. Comment situer ce que tu dis par rapport aux grands courants de pensée, les libéraux, les Keynésiens, etc. ?
Quand je parle de fétiche, c’est donc pour dire qu’il ne faut peut-être pas prendre trop au sérieux les luttes pour ou contre les 35 heures. Cela dit, pour les libéraux économiques qui, en ce moment, avec la crise économique, ont un peu moins le vent en poupe qu’il y a quelques années, réduire le coût du travail et le libéraliser est une manière de rendre « pur » le marché du travail, avec une offre, une demande, sans intermédiation de l’État, la « main invisible »[du marché] arrangeant le tout. Pour eux, il fallait faire exploser les « rigidités ». En fait, ce n’est pas principalement sur les 35 heures que cela se joue mais sur le contrat de travail, les CDI, ou encore sur les pouvoirs des prud’hommes. En ce sens, la rupture conventionnelle du contrat de travail, par consentement mutuel, prévue par la loi de 2008 est beaucoup plus pernicieuse. Son objet est de limiter le recours aux prud’hommes. C’est un outil de libéralisation du travail beaucoup plus fort que les 35 heures. Il s’agit d’un licenciement classique qui donne droit à des indemnités de licenciement. Mais le salarié qui accepte la rupture par consentement mutuel ne peut plus la contester ultérieurement. C’est cela qui est important car jusqu’ici beaucoup de licenciements pourraient être portés devant les prud’hommes, même si le salarié avait accepté son licenciement, souvent à vrai dire à force de contrainte morale et de harcèlement. C’est donc une « rigidité » importante, pour parler comme les économistes libéraux, qui a sauté dans la législation du travail.
Le gouvernement invoque aussi la nécessité du rapprochement franco-allemand sur le plan social et fiscal. En réalité, le droit européen du travail est surtout rédigé en termes de droits minimums, par exemple pour les congés de maternité, les accidents de travail, etc. C’est peu de choses, car le minimum sur lequel tous les pays peuvent se mettre d’accord par consensus est par nature très peu contraignant.
Une question reste posée. On peut avoir l’impression que combattre les 35 heures, c’est simplement demander que les gens travaillent quelques heures de plus. En fait, c’est plus pervers que cela : c’est un pas de plus dans l’entreprise de démantèlement des garanties en matière de droit du travail. En effet, on le vérifie depuis trente ans, faire disparaître les « rigidités », c’est effriter les protections et les droits du salarié.
Certes, il y a eu diminution du temps de travail. Mais les lois sur les 35 heures ont aussi facilité ce mouvement de démantèlement. Elles ont donc une double nature : elles ont représenté un progrès social mais, en même temps, ce progrès a été accompagné d’un ensemble d’éléments qui ont produit de l’assouplissement des régulations. Cela n’aurait aucun inconvénient si les syndicats étaient forts et pouvaient imposer leurs vues. Mais ce n’est malheureusement pas le cas en France aujourd’hui.
[1] Les travaux de Jérôme Pélisse expliquent remarquablement l’ensemble de ces éléments ; sur internet, voir notamment http://www.laviedesidees.fr/L-enter...
[2] Sur ce plan, je renvoie à mon livre Le droit du travail en danger, Bellecombe-en-Bauge, Editions du Croquant, 2006. Les textes votés depuis accentuent encore ce phénomène.
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