Résister aux idées de la domination

mercredi 30 octobre 2013
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L’Humanité du 28 octobre 2013 rend compte de l’excellent ouvrage de l’ami Mauger : Repères pour résister à l’idéologie dominante

Que faire dans un monde où la «  classe ouvrière  » semble avoir disparu, où les classes populaires, fragmentées, semblent plus fascinées par la consommation que par le «  grand soir  », où les attaques menées par les dirigeants économiques et politiques contre les conquêtes sociales s’affichent ouvertement, où des intellectuels et des journalistes en vue distillent leurs conseils sur les réformes nécessaires, où une grande partie de la gauche a renoncé à parler de socialisme  ? Gérard Mauger, dans un livre passionnant, cherche quelques repères dans la sociologie pour résister à l’idéologie dominante et pour contribuer à l’émergence d’une gauche qui soit vraiment à gauche, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu.

L’auteur s’interroge d’abord sur les raisons qui peuvent expliquer qu’une gauche antilibérale n’arrive pas à s’imposer. Il analyse dans un premier temps le monde politique, «  lieu d’une concurrence pour le pouvoir qui s’accomplit par l’intermédiaire d’une concurrence pour les profanes  » (gagner les élections). Il s’agit aujourd’hui, pour les professionnels de la politique, de remplacer la vision en termes de classes sociales antagonistes par une vision morale («  les racailles  » contre «  les honnêtes gens  »), ou par une représentation ethnique (les immigrés contre les nationaux). Les luttes sont tellement fortes pour imposer une vision «  moderne  » du monde social qu’elles deviennent aussi un enjeu au sein de la gauche de gauche, suscitant une profusion de porte-parole démobilisatrice. Mauger en conclut qu’une telle gauche devrait mettre en forme politique une vision du monde qui rassemblerait les classes populaires, intégrerait les «  causes  » des mouvements sociaux, rénoverait le répertoire des actions politiques, inventerait de nouvelles modalités de représentation démocratique, constituerait un «  porte-parolat  » plus unitaire, définirait un programme opposable à la droite néolibérale comme à la gauche sociale-libérale. Ensuite, résister à l’idéologie dominante implique de pouvoir décoder les discours tenus sur les classes populaires pour les disqualifier, de faire le dictionnaire des idées reçues de la vulgate néolibérale, et de repérer le brouillage des lexiques politiques. Après le déclin de l’usage de la notion de classe sociale, les classes populaires sont revenues dans les rubriques «  populisme  », «  émeutes  », «  diversité  », «  ethnicité  »… Mauger montre que, s’il existe des raisons objectives de ces transformations comme la «  liquidation  » des bastions ouvriers, l’extension de l’insécurité sociale, l’individualisation des tâches, l’inculcation scolaire de la compétition, les raisons symboliques sont prédominantes  : la novlangue politico-médiatique omniprésente projette sur les classes populaires l’image dévalorisante du «  beauf  » homophobe, machiste, raciste, islamophobe… Du coup, la «  question sociale  » a été occultée et les ouvriers rendus d’autant plus invisibles que prenaient le dessus les «  identités ethniques  » pour parler des classes populaires et le langage du «  mérite  » et de la «  responsabilité  » pour légitimer les dominants. Les mots de la gauche sont repris par la droite et changent de sens en changeant de locuteurs. La résistance à l’idéologie dominante et la contribution à l’émergence d’une «  gauche de gauche  » passent donc, montre l’auteur, par la défense d’une autonomie du champ intellectuel permettant un travail soustrait aux intérêts politiques et économiques, et capable de produire un peu de «  vérité  » sur le monde social.

Christian de Montlibert, 
professeur émérite de sociologie

Repères pour résister à l’idéologie dominante, de Gérard Mauger. Éditions du Croquant, 2013, 240 pages, 20 euros. Pour le commander.