Édito du numéro 10. Retour à la normale ?
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Plusieurs mois de rally boursier [1], fondé sur les obsessionnels « signaux de reprise » ont convaincu une majorité de commentateurs que la « sortie de crise » était enfin en vue. Exemple paradigmatique de prophétie autoréalisatrice [2], la reprise annoncée finirait ainsi par devenir un fait incontestable, impliquant, selon ces mêmes commentateurs, des décisions rapides, qualifiées de la formule « stratégie de sortie de crise » (exit strategy). Il s’agit de fermer définitivement la « parenthèse » ouverte en octobre 2008, en mettant fin aux politiques monétaires très accommodantes, en enclenchant un retour rapide à l’orthodoxie budgétaire (dès 2010 selon le souhait de la Banque centrale européenne), bref en soumettant à un ajustement structurel des économies décrites comme faisant face à de dangereux déséquilibres, non « soutenables ».
En 2008, les États ont sans doute sauvé, au moins pour un temps, un modèle de développement économique assis sur la dynamique de la mondialisation financière, donnant naissance à un système de capitalisme financier d’État mondialisé. Ils ont permis aux banques de rétablir sans grand changement leurs pratiques de rémunération génératrices d’inégalités et d’instabilité chronique. Ils ont rendu possible le démarrage, encore incertain et quelque peu chaotique, d’un nouveau cycle d’euphorie spéculative fondé sur la croissance à nouveau exceptionnelle de l’économie chinoise [3], la « résilience » des pays émergents, le « capitalisme vert », etc. Les paradis fiscaux ont pour l’instant réussi à éviter une remise en cause frontale en signant divers accords de transparence qui ne modifient guère leur fonction protectrice pour l’épargne financière des plus riches ; les banques continuent de s’enrichir et de rémunérer dirigeants et traders à des niveaux exceptionnels : 2009 s’annonce un « grand crû » pour les profits bancaires et les bonus.
Cependant, les gains reconstitués de la finance mondiale ne dissipent pas un malaise diffus et persistant au sein des élites politiques et administratives globales, que l’on entend de plus en plus souvent affirmer que « plus rien ne sera comme avant ». Le sauvetage du système financier est pour l’instant presque sans contrepartie : la régulation de la finance mondiale voulue par le G20 n’a que très peu progressé ; les discours velléitaires ponctuels de quelques responsables confirment a contrario la force des obstacles qu’ils rencontrent dès lors qu’ils envisagent de limiter, même timidement, les marges de manœuvre des acteurs financiers. La taxation accrue des profits des banques, qui irait dans le sens de la justice sociale, est rejetée par les gouvernements néo-libéraux, comme nous venons de le voir en France où l’on se targue pourtant d’être à l’avant-garde du mouvement régulateur. Il ne restera bientôt, en guise d’interventionnisme, que le choix, illustré récemment par une Allemagne de moins en moins « ordo-libérale » [4], de financer massivement un capitalisme industriel défaillant pour tenter de se faire une place dans un monde toujours plus concurrentiel.
Le contraste avec la réalité des mondes du travail est d’autant plus frappant : la progression rapide du chômage, la précarisation structurelle des classes populaires, en particulier de la classe ouvrière, se traduisent aussi par la crainte de perte d’emploi, et surtout par une insécurité économique et sociale massive5. Celle-ci est loin de se réduire au « stress » suscité par les nouvelles méthodes de management, aussi dramatique soit-il ; il n’a rien à voir avec le prétendu attachement à un statut, ainsi que voudraient le faire croire les idéologues néo-libéraux, jamais en manque de thèmes porteurs pour renouveler sans fin la rhétorique réactionnaire. À l’échelle mondiale, la crise sociale s’amplifie et les classes populaires sont projetées dans une période d’incertitude accrue, qui oblitère l’avenir individuel et collectif.
Le « capitalisme vert », parfois présenté comme l’une des issues de la crise, avec l’ensemble des innovations scientifiques et technologiques censées « bouleverser » nos modes de vie dans les années qui viennent (nanotechnologies, thérapies géniques, etc.), est en passe de devenir une nouvelle illusion collective promue par tout l’appareil médiatico-industriel, légitimant la persistance d’un ordre néo-libéral centré sur les logiques marchandes et concurrentielles. Il est justifié par les constats répétés d’une crise environnementale de plus en plus aiguë et potentiellement incontrôlable à laquelle il est pourtant bien loin de répondre.
Car le sommet de Copenhague sur le climat6, comme celui de Pittsburgh7 en matière économique, va très certainement confirmer le décalage abyssal entre le retour des discours volontaristes d’un côté et de l’autre les inflexions des politiques publiques lentes, partielles, ambiguës, le plus souvent encore très imprégnées de la « religion du marché ». Face à ces non-réponses, la construction d’un projet alternatif est plus que jamais à l’ordre du jour ; elle devrait autant mobiliser que la quête d’une perspective politique enfin crédible du côté des « forces de transformation sociale », en France, en Europe et au-delà.
[1] Mouvement (spéculatif) de hausse prononcée mais éphémère sur un marché boursier.
[2] Selon le concept de self-fulfilling prophecy dû à Robert K. Merton (1949).
[3] La création du « Nasdaq chinois » à Shenzen vient de se traduire par une progression fulgurante des cours.
[4] Proches à l’origine des démocrates-chrétiens, les ordo-libéraux sont les inspirateurs de l’économie sociale de marché, qui se propose en principe de faire une synthèse entre liberté économique et justice sociale. Succès économiques allemands aidant, toutes les forces politiques du pays se sont ralliées à cette conception à partir des années 1960.
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