Edito du numéro 11. Vers l’émergence d’une alternative globale ?
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Le sommet de Copenhague, confirmant les prévisions les plus pessimistes des observateurs internationaux, a cristallisé ce qui pourrait devenir, dans les années et les décennies qui viennent, le principal clivage politique à l’échelle mondiale : celui qui oppose les tenants de l’aménagement graduel d’un système économique fondamentalement inégalitaire et instable, d’un « capitalisme régulé », à toutes celles et tous ceux qui considèrent que seule une rupture à la fois radicale et progressive dans l’ordre économique et social mondial pourra permettre d’éviter un enchaînement de catastrophes, consécutives à la crise environnementale et aux dynamiques démographiques et socio-économiques du vingt et unième siècle.
Ce clivage n’oppose pas les nations entre elles, même si les pays dominant le système économique mondial, États-Unis en tête, ont sans aucun doute un intérêt très immédiat à préserver coûte que coûte les règles du jeu qu’ils ont imposées par la force (militaire et symbolique) à l’ensemble des peuples des différents continents : le sommet de Copenhague l’a amplement illustré. Il traverse les champs politiques nationaux, les espaces sociaux plus largement, et il prend des formes très diverses, selon les contextes particuliers aux différents pays. En Europe, la situation est particulièrement difficile pour les forces « alternatives », car l’agenda néo-libéral n’a guère été troublé par la crise économique mondiale et continue plus que jamais de dicter d’une main de fer les priorités politiques, comme l’illustre aujourd’hui la « crise grecque » : réduction des déficits et dettes publics, restriction brutale des dépenses de l’État, des collectivités locales et des organismes de sécurité sociale déjà fragilisés par la crise. L’ajustement structurel qui s’ébauche s’annonce très douloureux. La poursuite du démantèlement du « modèle social européen » s’accompagne d’une faiblesse politique endémique de l’Union européenne en tant qu’acteur transnational, la conduisant à une étrange conjonction de volontarisme verbal et de suivisme sans perspective, les deux étant particulièrement bien illustrés par la posture du président français. Faute de projet pour elle-même autre que les « réformes structurelles » (libéralisation des marchés, mise en concurrence, démantèlement des services publics), la compétition mondiale et la réduction du périmètre de l’État fiscal et social, l’Europe n’est nullement en mesure de peser dans le sens de la recherche d’une alternative globale à un ordre mondial injuste. Il faudrait pour qu’elle le fasse un changement de cap radical, et pour commencer la création d’un gouvernement économique et politique clairement orienté vers le projet d’une Europe sociale et une coopération accrue avec les pays en développement. Nous en sommes loin, alors que l’histoire des pays européens les a pourtant conduits à mettre en place au vingtième siècle des institutions publiques et des modes d’organisation distincts des logiques marchandes : ce sont ces acquis qui constituent aujourd’hui des points de repère pour des pays émergents désireux de construire un État social face à l’insécurité économique mondiale. Il faut dire que la faiblesse des forces écologistes et des courants de la « gauche critique », notamment à l’est de l’Europe, fait désormais de cette région du monde l’un des bastions dans la poursuite du programme néo-libéral à l’échelle mondiale. Comment alors espérer que l’Union européenne puisse contribuer à l’émergence d’une alternative globale ? La question ne concerne pas que l’Europe. Le temps n’est-il pas venu, après plus d’une décennie de mouvement « altermondialiste », de donner un peu plus de structure et de contenu à un projet radical de changement au niveau planétaire ? Cette question, récurrente depuis les premiers forums sociaux (mondiaux, régionaux, etc.), qui les a souvent divisés, se pose aujourd’hui de façon très crue face à l’impuissance de mouvements organisés en réseau (syndicats, ONG, partis, think tanks…), qui restent fortement dispersés et émiettés, à peser sur l’action et le discours publics autrement qu’à la marge ? La nécessité d’un « nouvel internationalisme », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu, peut-elle ne rester qu’une vaine rhétorique, parfois nostalgique et souvent inefficace ? Les modèles d’« internationale » qui hantent l’esprit de beaucoup d’acteurs de la mouvance « altermondialiste » et des partis de gauche, ne doivent-ils pas enfin être mis de côté au profit de la réflexion sur une forme nouvelle de force transnationale, qui se nourrirait de l’expérience des forums sociaux sans fétichiser un acquis bien fragile ? À l’échelle nationale, que pourrait signifier une telle orientation ? Elle supposerait tout d’abord que la priorité soit réellement donnée à des objectifs d’efficacité politique globale au détriment des intérêts organisationnels et de ceux, multiples et mouvants, des élites dirigeantes des mouvements politiques, syndicaux ou associatifs.
Un programme de changement rapide, s’appuyant en premier lieu sur la promotion de taxes globales (comme la taxe Tobin qui revient aujourd’hui en grâce au sein des élites politiques, mais sur un mode très limité) permettrait de construire une coalition de forces hétérogènes regroupées autour d’une série d’objectifs, plutôt que de multiplier les « cartels » empilés les uns sur les autres et fondés sur des logiques difficilement compréhensibles dans les catégories populaires. Mais les prochaines élections régionales en France risquent surtout d’illustrer le décalage entre les enjeux difficiles auxquels les régions vont devoir faire face dans le contexte de crise écologique, socio-économique et de réformes néo-libérales qui vont réduire leurs marges de manœuvre, et la persistance de micro-luttes internes au champ politique pour l’occupation des positions, qui produisent une sorte de brouillage persistant en matière d’orientation politique. En ordre de marche pour la reconquête du pouvoir central, le Parti socialiste, désormais en relation de concurrence avec la mouvance écologiste pour l’hégémonie sur la gauche, ne s’inscrit pas dans la perspective d’une alternative globale. L’un de ses principaux représentants dirige le Fonds monétaire international, qui continue de soumettre les États "défaillants" à des thérapies de choc en matière budgétaire, taillant dans les dépenses publiques et les salaires des fonctionnaires. Du côté des écologistes, les stratégies électorales et institutionnelles à court terme risquent de limiter l’ampleur de l’engagement de leurs représentants pour une véritable alternative systémique, comme le montre en Allemagne le cas des Grünen, devenus une force très imprégnée de néo-libéralisme. Enfin, la « gauche de la gauche » part à nouveau en ordre dispersé faute d’avoir pu surmonter la tension entre opposition radicale (NPA) et volonté d’efficacité rapide dans les institutions (Front de gauche). La construction d’une alternative globale ne pourra pourtant prendre corps que dans une dynamique politique impliquant des changements réels, perceptibles dans les catégories populaires et mettant en cause des logiques structurelles de reproduction de l’ordre économique et social ; elle suppose dès lors d’aller enfin au-delà de la « mise en réseau » des forces de contestation et de favoriser des convergences plus concrètes et significatives.
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