Edito du numéro 13. Vous avez dit « populisme » ?
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La dégradation du « climat politico-médiatique » en France ces dernières semaines est imputée par nombre de commentateurs, en premier lieu bien sûr les plus favorables au gouvernement actuel, à la montée d’un populisme hostile aux élites, qui annoncerait les futurs succès de l’extrême-droite et la percée parallèle de l’abstention populaire.
Il est pourtant bien difficile de prévoir dans quelle direction les affaires actuelles, en particulier l’affaire Woerth-Bettencourt qui occupe aujourd’hui1 le devant de la scène médiatique, vont peser sur les représentations collectives des citoyens français, si elles le font jamais. Tout dépend de l’issue d’une lutte symbolique très ouverte (comme on dit en sport) pour l’interprétation dominante de cette nouvelle crise et, évidemment, de l’intensification de celle-ci.
Face à un gouvernement poussé dans ses retranchements, qui recourt à une rhétorique dénonciatrice inhabituelle au sein d’une « démocratie apaisée », quintessence de la « société libérale avancée », la dynamique journalistique des révélations a conduit à une rapide judiciarisation : ouverture de plusieurs enquêtes, audition de témoins, etc. Celle-ci a, de toute évidence, autant pour fonction de purifier rapidement les dirigeants en cause (en premier lieu Éric Woerth) et de rétablir ainsi leur autorité politique vacillante, que de répondre à une demande de clarification émanant des citoyens. Loin de parvenir au but recherché, ce processus a d’ailleurs pour l’instant surtout contribué à étendre à la Justice la perte de confiance dans certaines institutions publiques qui affecte désormais de larges secteurs de la société française.
La plupart des interprètes ne saisissent qu’un aspect particulier de cette crise, préalablement cadrée par des catégories assez limitées, comme la question du financement des partis politiques, qui fait son grand retour après quelques années d’éclipse, celle de l’indépendance de la justice, récurrente sous le régime Sarkozy (dès le début caractérisé par un contrôle politique accru sur le pouvoir judiciaire2), celle du rôle du « quatrième pouvoir » médiatique, lui aussi menacé par des dérives autoritaires de plus en plus affirmées3, ou encore celle du trafic d’influence, des liens troubles et cachés entre monde politique et monde des affaires4, etc.
Très peu de commentateurs insistent sur le lien structurel, pourtant étroit, entre la logique de défiance qui affecte l’ancien ministre du Budget et le gouvernement, et un contexte de politique publique issu de la crise financière mondiale, marqué depuis plusieurs semaines par le choix d’une restriction massive des dépenses publiques, avec dans le cas français une réforme des retraites particulièrement brutale et injuste, défendue par le même ministre.
Car que se passe-t-il, finalement ? L’on découvre que l’enjeu fiscal est plus que jamais au centre de tout le débat public. Nicolas Sarkozy a avant tout été élu en tant que porteur d’un programme de réduction de la fiscalité sur les hauts revenus et les patrimoines, symbolisée par le « bouclier fiscal » et, plus largement, par tout un ensemble de mesures favorables aux acteurs économiques. Ce programme n’a pas été abandonné avec la crise : au contraire, il a été en quelque sorte légitimé par le choix d’une politique de relance elle-même très favorable aux entreprises, « stimulation fiscale » qui a creusé l’endettement de l’État tout en permettant aux banques et entreprises industrielles de supporter le choc économique.
Éric Woerth a-t-il favorisé fiscalement, illégalement, certaines grandes fortunes familiales, en l’occurrence celle de Madame Bettencourt ? Celle-ci a-t-elle, en contrepartie de divers services fiscaux, aidé le candidat de l’UMP à contourner la loi sur le financement des partis politiques et à emporter l’élection présidentielle de 2007 ? Propriétaire d’une île aux Seychelles, de comptes en Suisse, celle-ci avait-elle vraiment besoin, en plus, d’un coup de pouce venu d’en haut pour échapper aux règles fiscales françaises, dans un monde où le capital se joue si facilement de tout contrôle5 ? Peu importe, finalement, les réponses à ces questions. Elles intéressent la Justice et, bien sûr, sont potentiellement lourdes de conséquences politiques et médiatiques. Indépendamment de ces faits, la crise a révélé au grand jour l’état d’avancement d’un processus de privatisation de l’État fiscal engagé depuis plusieurs années et que la montée en puissance de Nicolas Sarkozy n’a fait que renforcer, nourrissant au passage l’endettement public, en France comme d’ailleurs dans tous les pays soumis aux politiques néolibérales6.
Ce processus a consisté en un développement tentaculaire et de plus en plus complexe d’un système d’interdépendances étroites entre des intérêts économiques et des intérêts politiques qui se servent mutuellement. La division du travail au sein de la famille Woerth incarne bien l’imbrication de ces transactions politiques et financières au sommet : en position de rechercher des soutiens parmi les détenteurs de capital, les mêmes acteurs contrôlent l’élaboration de la législation fiscale et son application la moins douloureuse pour leurs soutiens. Trop schématique lorsqu’elle est posée de façon a-historique et dogmatique, l’hypothèse marxiste d’un État-instrument aux mains de la grande bourgeoisie, en particulier de l’oligarchie financière, a ainsi tendu à devenir toujours plus proche de la vérité dans la phase récente de mondialisation. Après le « retour de Keynes », voici donc le « retour de Marx ».
Les acteurs qui ont participé au premier plan au renforcement des inégalités économiques en permettant aux plus riches de limiter leur contribution fiscale à la solidarité nationale, et du même coup qui ont favorisé l’endettement public, sont ceux-là mêmes qui annoncent, depuis 2008, la « refondation morale » du capitalisme ! Celle-ci, après s’être donné pour tâche officielle la régulation de la finance mondiale, qui attend toujours un début réel de mise en œuvre, consiste désormais en une attaque radicale contre la fonction publique et contre les salariés, en particulier les plus modestes, à travers la réforme des retraites.
Dans ce « conte immoral »7, les défenseurs des intérêts des plus riches, qui n’ont cessé d’éroder la capacité de l’État à prélever l’impôt, à redistribuer les richesses de façon plus juste, et ont mobilisé leurs compétences et leurs ressources pour limiter tout contrôle étatique, toute régulation même partielle de leur soif de profit, s’attaquent désormais plus directement aux services dont bénéficient les catégories populaires et moyennes, ces services que les riches ne veulent justement plus financer. Face à cette situation révoltante, l’ « économie morale » du peuple n’a guère besoin de doctrine ou de discours idéologiques pour se répandre…
Le « populisme » qui se fait jour n’est donc, en un sens, que l’expression de l’intérêt général dans une société démocratique moderne : face à la privatisation de l’État fiscal, une « refondation » est en effet nécessaire. Cette refondation nécessitera, c’est vrai aussi, une rupture. Une rupture avec les élites politico-financières qui ont détourné la République – toujours officiellement démocratique et sociale – à leur profit. Une rupture avec le capitalisme financiarisé et avec les intérêts qui le promeuvent. Une rupture qui permette enfin d’engager résolument une politique tournée vers le développement humain et vers la justice sociale.
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