Margaret Thatcher : l’autre héritage

vendredi 3 mai 2013
par  Louis Weber
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Un texte de Keith Dixon

Du flot de commentaires plus ou moins lénifiants – ainsi va la tradition française – suite au décès de Margaret Thatcher, il ressort un ensemble de mythes, tissé autour de la personnalité et de l’œuvre politique de celle que la presse soviétique, dans un clin d’œil à sa propre histoire, avait appelé « la Dame de Fer ». Selon ces commentaires, Margaret Thatcher serait arrivée à retourner une situation économique et sociale désespérée héritée de ses prédécesseurs travaillistes et aggravée par un mouvement syndical tout puissant ayant déclenché une série de grèves irresponsables dans le secteur public pendant les mois de l’hiver 1978-1979. Accédant au pouvoir en pleine crise sociale, Margaret Thatcher aurait réussi, en l’espace d’une décennie, à rétablir les équilibres économiques, à remettre les syndicats à leur juste place, à redonner le goût du travail, et surtout du travail entrepreneurial, à ses concitoyens, à rendre une économie exsangue enfin compétitive. Elle aurait, par ailleurs, rendu leur fierté nationale aux Britanniques après des décennies de déclin consécutives à la Deuxième guerre mondiale. Elle aurait défendu résolument les intérêts de sa nation au sein des instances européennes et internationales, quitte à marcher sur quelques pieds, et réinstallé, selon sa propre expression, la Grande-Bretagne sur la carte du monde. La guerre des Malouines de 1982, les interventions tout au long des années 80 sur la contribution britannique au budget européen, la relation spéciale qu’elle a établie avec Ronald Reagan, voire sa gestion de la question nord-irlandaise face aux grévistes de la faim de l’IRA, aurait permis à Margaret Thatcher de rétablir de manière pérenne l’autorité de l’Etat britannique. Tout ceci relève, pour l’essentiel, de la fiction : on y reviendra.

Avant d’arriver à la tête du parti conservateur en 1975, Margaret Thatcher s’était fait remarquer pour son positionnement plutôt droitier aux sein du parti conservateur : partisane de la peine de mort et de la méthode forte envers les délinquants, elle naviguait à la fin des années 60 dans les eaux parfois troubles autour d’Enoch Powell, politicien conservateur de premier rang qui a tenté de mobiliser l’opinion britannique sur la question des relations inter-ethniques, tout en promouvant sa propre vision post-impériale d’une Angleterre blanche éternelle. Fait trop souvent ignoré, le positionnement de Powell ne peut pourtant pas se résumer à ses saillies anti-immigrés : Powell était aussi un fervent admirateur de la pensée néo-libérale et des écrits de Friedrich Hayek, en particulier. Plus que ses vues sur l’immigration, ce sont sa croyance en l’efficacité du marché et sa critique radicale de l’interventionnisme qui expliquent la proximité entre Thatcher et Powell, comme ce sera le cas également au cours des années 70 pour Keith Joseph, autre admirateur de l’oeuvre du philosophe autrichien et mentor de Thatcher.

C’est ici qu’il faut insister peut-être sur une des spécificités de Margaret Thatcher au sein de la tradition conservatrice britannique de l’après-guerre : à la différence de ses prédécesseurs qui se méfiaient des constructions intellectuelles et se réclamaient d’une pensée « pragmatique », Thatcher et le groupe qui l’a entouré lors de son ascension au sein de l’appareil conservateur prenaient les idées très au sérieux. Il serait sans doute erroné de présenter Thatcher comme une productrice des idées, mais elle ne néglige aucunement la bataille intellectuelle, conçue de manière gramscienne comme une manière d’établir une hégémonie politique. Loin d’être la politicienne intuitive évoquée dans certain tributs récents, Margaret Thatcher a été à beaucoup d’égards une intellectuelle combattante et utopiste qui croyait fermement aux lendemains qui chanteraient une fois les chaînes étatiques brisées et la main invisible du marché rétablie en toute autonomie et en toute spontanéité. C’est le fil conducteur qui permet de retracer et comprendre sa politique gouvernementale, de la vente des logements sociaux à leurs locataires en 1981, à la politique fatale (pour elle) de réforme des impôts locaux, la « poll tax », en 1988, en passant par une série de lois destinée à réduire le pouvoir syndical ou la protection de l’emploi. De ce point de vue Thatcher, comme Hayek, appréhende non pas un mais deux obstacles à la réussite d’une politique libérale en Grande-Bretagne : non seulement la tradition d’après-guerre d’intervention étatique, dont les Conservateurs se seraient rendus honteusement complices, mais aussi et surtout le pouvoir syndical. Lors de sa première expérience du pouvoir, dans le gouvernement de Heath entre 1970 et 1974, Thatcher a pu constater la puissance du mouvement syndical britannique, mobilisé à l’époque contre une législation introduite en 1971 et destinée (déjà) à limiter leur champ d’intervention. D’ailleurs, la défaite de Heath lors des élections de février 1974, en pleine grève des mineurs, avait été interprétée – et non seulement par les syndicats – comme une victoire du mouvement ouvrier organisé sur le gouvernement conservateur. Pour Thatcher cela a constitué à la fois un traumatisme et une leçon pour l’avenir.

Car Thatcher, si elle n’utilise pas les mots, croit fermement à la guerre sociale. Elle considère que pour arriver à ses fins, il va falloir passer par un affrontement avec ce que l’on pourrait appeler l’adversaire de classe, celui qu’elle appellera « l’ennemi de l’intérieur » lors de la grève des mineurs de 1984-1985. D’ailleurs, la défaite des mineurs marquera un tournant dans la gestion thatchérienne, et une radicalisation de sa politique de privatisation de l’économie et de dérégulation du marché du travail. Les années 1985-1987 sont les années d’or du thatchérisme, où tout semble lui réussir : ses victoires intérieures contre le mouvement syndical sont conjuguées à une renommée internationale croissante, en Europe de l’Est où Thatcher est considérée comme une héroïne par une partie de ceux et celles qui contestent le pouvoir communiste, en Europe de l’Ouest où beaucoup de dirigeants conservateurs commencent à voir en elle autre chose que la représentante bruyante des intérêts britanniques au sein de la Communauté européenne. Sans parler des amis en Amérique Latine comme le Général Pinochet.

C’est pendant cette brève période de réussite politique et de renommée internationale que Thatcher perd le contact avec les réalités britanniques et que les graines de sa défaite finale sont semées : son europhobie inquiète une partie de la droite et des milieux d’affaires britanniques, sa réforme des impôts locaux fédère l’opposition anti-thatchérienne dans la rue. Celle qui n’a jamais perdu d’élections en tant que Premier ministre, celle qui était venu à bout des syndicats, a été remercié en novembre 1990 par la direction de son propre parti car elle était devenue un fardeau politique et électoral.

Que reste-t-il aujourd’hui du passage au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne ? La bataille engagée par les thatchériens contre la pensée interventionniste, qu’elle soit d’inspiration keynésienne, fabienne ou marxiste, a été largement gagnée et ses effets sont pérennes. Après l’éclipse de Thatcher, le parti travailliste, sous la direction d’Anthony Blair et de Gordon Brown, a largement rallié les thèses hayékiennes, parfois sans doute sans le savoir. L’éloge de l’entrepreneur comme figure héroïque des temps modernes, l’apologie du secteur privé, la promotion de la flexibilité et la condamnation de toute forme de protection effective de l’emploi, sans parler de la diabolisation d’un syndicalisme de lutte, sont devenues la pensée commune qui unit la classe politique britannique au-delà des divisions partisanes. De ce point de vue-là le thatchérisme a été une réussite au-delà des espérances de pères fondateurs du néolibéralisme.

Mais il y aussi l’autre héritage thatchérien, autrement plus important, à savoir l’état réel du pays après le passage furieux des utopistes de marché. Depuis les années quatre-vingt les inégalités sociales se sont accrues : en termes d’inégalité des revenus la Grande-Bretagne est revenue aux écarts constatés entre les deux guerres. La théorie néolibérale de « trickle down » selon laquelle tous profiteront à terme de la réussite économique personnelle de quelques-uns s’est avéré erronée. En fait les riches britanniques sont devenus plus riches et les pauvres beaucoup plus nombreux. A tel point d’ailleurs qu’il y a aujourd’hui une littérature britannique florissante, rappelant les temps victoriens, destinées à disqualifier les pauvres, tenus comme étant seuls responsables de leur état, pour leur manque d’énergie, leur mentalité d’assistés, leur inculture, quand ce n’est pas leurs idées rétrogrades. Quand vous voulez tuer votre chien… Là où Margaret Thatcher avait promis un lendemain enthousiasmant une fois la cure libérale effectuée - de « vrais emplois » à la place des emplois fictifs de l’Etat providence - on assiste à la mise en place d’une société de marché où le chômage est devenu structurel et endémique. Si l’on tient compte du volant impressionnant de travailleurs considérés comme inaptes au travail et donc éliminés des statistiques de l’emploi (2,5 millions de personnes à l’heure actuelle et le chiffre est stable depuis le milieu des années 90) le chiffre réel du chômage est autrement plus élevé qu’en France et cela depuis la dévastation industrielle des années Thatcher. Quant à la promotion de l’entrepreneuriat, rappelons simplement que la grande majorité des nouveaux « entrepreneurs » des années quatre-vingt sont d’anciens salariés contraints au travail « indépendant » (laveurs de vitres, aides domestiques etc) car le travail salarié correctement rémunéré devient dans certaines régions rare sinon non-existant.

Celle qui voulait rendre sa grandeur à la Grande Bretagne a laissé derrière elle des divisions sans précédent : si cela est vrai sur le plan social, c’est encore plus le cas concernant l’Etat d’Union. Ainsi, sur la périphérie galloise et écossaise, le moment thatchérien a consommé la rupture entre les populations locales et le parti conservateur d’abord, l’Etat britannique ensuite. Le parti conservateur en Ecosse ne s’est jamais remis de la purge thatchérienne de l’économie écossaise, et occupe aujourd’hui la troisième place dans toutes les élections, loin derrière les nationalistes et les travaillistes. Dans leurs interventions publiques les dirigeants du parti nationaliste, dans un hommage ironique à l’ancien Premier ministre, présentent d’ailleurs volontiers Margaret Thatcher comme la mère de la future indépendance du pays. A la lumière de ce qui vient d’être écrit on peut peut-être mieux comprendre ceux et celles qui sont descendus dans la rue vendredi dernier à Glasgow et dans les quartiers populaires de Londres pour célébrer la fin de ce qui était pour eux le cauchemar thatchérien.


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