Pour une gauche de gauche, diagnostics pour agir (S/A n°3)

samedi 1er mars 2008
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La question de l’avenir de la gauche de la gauche, ou plutôt de son incapacité au moins temporaire à transformer le refus du libéralisme en capital électoral, ne concerne pas seulement les militants politiques ou le mouvement social. Elle peut être aussi objet de recherche et de débats entre chercheurs. C’est ce que l’association Raisons d’agir a tenté de concrétiser avec un colloque sur le thème Pour une gauche de gauche, diagnostics pour agir les 14 et 15 décembre derniers. Le colloque fera l’objet très prochainement d’une publication aux éditions du Croquant.

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Pour une gauche de gauche

Comme l’ont rappelé les organisateurs, l’objectif n’était évidemment pas de proposer une lecture scientifique de l’histoire récente et de l’échec de la tentative de présenter une candidature commune antilibérale à l’élection présidentielle. Dans cet esprit, il ne pouvait être question d’affirmer que l’avènement d’une gauche de gauche unifiée était inéluctable et qu’il y avait simplement eu quelques accidents de parcours. Ni à l’inverse, qu’une sorte de nécessité historique aurait conduit à la situation d’échec actuelle. L’objectif était plus modeste : mobiliser des expertises même partielles et des savoirs accumulés pour tenter de repérer des déterminismes, des systèmes de contrainte et des jeux d’acteurs, s’agissant par exemple des relations entre les partis et le mouvement social, ou entre les partis eux-mêmes. L’histoire de ces relations reste évidemment ouverte. En témoigne le fait que, malgré les désillusions et les conflits, des collectifs continuent à fonctionner et à tenter de peser dans le champ politique. Les partis ou groupes politiques se reconnaissant dans la gauche antilibérale n’ont pas disparu de la circulation, malgré le traumatisme de la défaite. La contribution d’un tel colloque vise donc d’abord à contribuer, du point de vue de la recherche, à susciter une plus grande lucidité chez les acteurs et davantage de rationalité dans les débats. Dans la période récente, le caractère très passionnel des engagements individuels, mais aussi les attentes étaient très fortes, ont fait que cette rationalité a parfois fait défaut. Mais loin de prétendre donner des leçons dans ce domaine, les intervenants voudraient seulement stimuler un effort de réflexion collective. Et ceci en étant tout à fait conscients du fait que le point de vue du chercheur peut aussi véhiculer un point de vue politique.

Ces objectifs étaient rassemblés dans le texte d’invitation au colloque : « Le rapport des forces politiques issu des dernières élections présidentielles n’est pas une fatalité. Les victoires remportées par la gauche de gauche, sur la scène électorale en 2005, comme dans l’arène sociale en 2006, ne sauraient être réduites à quelques soubresauts irrationnels et sans lendemain. Pour autant, il reste à comprendre ce qui s’est joué au cours des dernières années dans les rapports entre champ social et champ politique, et dans la politique elle-même. Ce colloque entend apporter sa contribution à une telle analyse. En mobilisant les résultats de recherches réalisées sur toute une série de terrains complémentaires, il s’agira en particulier de saisir le contexte dans lequel a émergé le projet d’un rassemblement de la gauche « anti-libérale », la configuration des forces politiques concernées et les obstacles rencontrés dans la formation d’un tel rassemblement.  »

Au cours d’une première séquence, Du mouvement social à la constitution d’un espace à la gauche de la gauche, les intervenants ont essayé de montrer en quoi les luttes sociales de la décennie 1990 ont préparé le terrain à l’idée de rassembler les forces engagées dans la contestation des politiques néo-libérales. Il s’agit bien sûr du mouvement de 1995 mais aussi des premières manifestations, en France tout au moins, contre les modalités de mise en œuvre de ces politiques dans le cadre de la mondialisation, qui allaient jeter les bases du mouvement altermondialiste. En même temps, l’expérience de ces luttes a mis en lumière l’incapacité des partis politiques et, dans une moindre mesure, du mouvement syndical, à se saisir des questions nouvelles que ces évolutions posaient au mouvement social dans son ensemble. Ce qui a renforcé le discrédit du politique, déjà largement engagé après les désillusions des gouvernements de gauche, et posé de façon renouvelée la question des rapports du mouvement social avec le champ politique.

L’objet de la séquence suivante, Les nouvelles règles du champ politique, était d’élargir la réflexion aux aspects plus généraux du fonctionnement du champ politique français aujourd’hui. Il était intéressant en effet d’étudier de plus près les liens entre les difficultés de la gauche antilibérale de se rassembler dans un front commun et les normes et règles du jeu du champ politique. Celles-ci changent d’ailleurs en même temps que se transforment les formes d’action politique et la production des discours.

Enfin, la troisième séquence, Des traditions politiques en mal de redéfinition, a été l’occasion de débattre des contours de la gauche de gauche et de ses rapports avec la gauche institutionnelle, notamment dans l’hypothèse d’une possible expérience du pouvoir politique.

Il n’est pas question dans ce bref article de rendre compte de débats qui ont été extrêmement riches, avec, diversité des participants aidant, quelques sujets de discussion qui, même s’ils ont été traités de manière spécifique, entre chercheurs, renvoient à des débats plus larges au sein du mouvement social. On se contentera ici de rapporter brièvement quelques-unes de ces questions, qui seront, parmi beaucoup d’autres, plus largement développées dans les actes du colloque.

Existe-t-il un champ de la gauche antilibérale ?

Le vocabulaire n’est pas encore tout à fait fixé. Gauche de gauche ? Gauche de la gauche ? Gauche radicale ? Gauche critique ? Gauche antilibérale ? En Allemagne, la question semble avoir été réglée. La gauche radicale s’appelle tout simplement la gauche (Die Linke). Il n’y a pas de compétition symbolique pour le label, ce qui veut dire que la « gauche traditionnelle », c’est-à-dire le parti social-démocrate, se considère comme un parti du centre. En France, l’hésitation sur le label traduit probablement le fait que, dans l’hypothèse la plus optimiste, le champ politique de la gauche antilibérale est seulement en construction. Il a d’ailleurs été rappelé à ce propos au cours du colloque, que le texte élaboré au sein de Raisons d’agir en 1998 sous le titre Pour une gauche de gauche ne se voulait pas un « message révolutionnaire » mais un rappel à l’ordre au « quatuor Jospin, Chevènement, Hue, Voynet » pour qu’ils cessent « d’appliquer les politiques de leurs adversaires et [de prendre] leurs électeurs pour des idiots amnésiques ». Ce que Pierre Bourdieu explicitera quelques mois plus tard dans une interview à Télérama : « Nous avons parlé d’une "gauche de gauche" (et non de la gauche), c’est-à-dire, tout simplement, d’une gauche vraiment de gauche, d’une gauche vraiment respectueuse des promesses qu’elle a faites pour obtenir les suffrages des électeurs de gauche – en matière de droits accordés aux étrangers ou aux homosexuels, par exemple. Parler de "gauche de la gauche", comme l’ont fait spontanément les journalistes, c’est transformer une intervention presque banale – n’est-il pas normal, de la part des électeurs, de rappeler les élus à leurs engagements ? – en prise de position radicale, extrémiste, facile à condamner. De là à inventer que des chercheurs, dont ce n’est pas le métier, vont s’engager dans la lutte politique, il n’y a qu’un pas. » Ce qui montre bien que la question des appellations est un objet de luttes.

Aujourd’hui, ce sont les forces sociales – partis, syndicats, mouvements sociaux – qui ne se reconnaissent pas (ou plus) dans le champ de la gauche traditionnelle, et non pas les chercheurs, qui ont repris le label. Elles l’ont fait en hésitant entre ses variantes, ce qui traduit sans doute la diversité des expériences et des références existant dans le mouvement lui-même.

Si la gauche de gauche existe, a-t-elle pour autant un électorat ? Cette question a rebondi sous des formes diverses au cours du colloque. La campagne à propos du projet de traité constitutionnel européen et surtout le résultat du vote ont pu faire croire qu’il existait une opinion antilibérale. À partir de sondages et d’études diverses, l’idée qu’elle pouvait être majoritaire à gauche a été dominante dans les mois qui ont suivi le référendum. Cela aurait pu inciter la gauche radicale à se rassembler. C’est le contraire qui s’est produit, montrant d’une part que ce « champ en construction » était le siège d’une concurrence interne très forte et d’autre part que les porte-parole de la gauche de gauche reproduisaient d’une certaine façon ce qu’ils reprochaient aux partis traditionnels.

Champ politique, espace des mouvements sociaux

Une thèse couramment développée au sein des « mouvements sociaux » est celle de l’autonomie par rapport au champ politique. Elle peut prendre deux formes distinctes. On peut considérer cette autonomie comme allant de soi et nécessaire par principe. Des courants anciens aussi divers que les courants anarcho-syndicalistes ou les courants chrétiens tiennent à cette position. On peut aussi s’accommoder de l’autonomie, après avoir jugé les partis incapables, tout au moins dans la période actuelle, d’élaborer des projets alternatifs.

Cette aspiration à l’autonomie postule l’existence d’un espace des mouvements sociaux qui serait à la fois proche du champ politique mais distinct. Ce qui se traduirait moins par des visions différentes du monde social, ni même de sa transformation, mais par une divergence de vue sur les modalités et les règles du jeu pour y parvenir.

Cette thèse s’appuie sur une analyse d’un processus en cours depuis 1968, date à laquelle on peut noter une première étape dans cette marche à l’autonomie. À l’époque, la dimension contre-culture était très présente. Elle s’estompera au début des années 1990 au bénéfice des enjeux sociaux autour du thème général de la précarité. Le mouvement des « sans » se développera en effet à peu près complètement en dehors des partis politiques. Le succès même partiel des grèves de l’automne 1995 renforcera l’idée que le mouvement social peut gagner sans le soutien des partis politiques. Le mouvement altermondialiste a repris cette conviction à son compte. Il faut ajouter que ces mouvements ont d’emblée bénéficié d’une forte implication intellectuelle, qui leur a permis notamment d’élaborer de façon autonome les contre-argumentaires qui ont permis de nourrir la campagne du référendum, y compris celle des partis politiques. Ce qui renforce l’idée que l’on peut se passer de ceux-ci.

À cette thèse, on peut en opposer une autre : les mouvements sociaux sont en réalité une des composantes d’un champ politique de la gauche de gauche dans lequel on retrouve les partis politiques de la gauche antilibérale (avec les enjeux liés à la question des frontières du champ, déjà signalés), une partie du mouvement syndical, les mouvements sociaux et les intellectuels critiques. Dans cette hypothèse, la question qui est posée est celle d’un travail d’unification politique. C’est ce travail qui a sans doute manqué parce qu’il a été admis trop vite que la majorité rassemblée contre le projet de traité constitutionnel pouvait constituer, au moins pour partie, un électorat antilibéral. Ce travail politique devrait s’attacher à la construction sociologique et la mise en forme politique d’une vision antilibérale du monde, faisant du rassemblement des classes populaires une idée-force. Les mouvements sociaux auraient vocation à s’y intégrer et à participer à l’élaboration d’un programme politique réaliste, opposable à ceux de la droite et du parti socialiste.

Coûts et avantages d’une campagne électorale

On devine qu’il n’y a aucune commune mesure entre les budgets des divers candidats à l’élection présidentielle (ou des partis politiques aux autres élections). Il est même établi que le capital électoral, c’est-à-dire les résultats numériques obtenus, est indexé sur le capital monétaire, c’est-à-dire l’argent investi dans les campagnes. Aux États-unis, des recherches ont montré que cette règle était vérifiée dans 97% des cas, sur une période de trente ans.

Comment expliquer alors la multiplicité des candidats à gauche de la gauche, alors que les façons de lire le monde social sont très semblables et les différends idéologiques et programmatiques par conséquent très faibles ? On peut avoir l’impression, au vu de la débâcle de l’élection présidentielle, qu’on a atteint le degré zéro de la rationalité tant les « coûts » (le discrédit à travers les faibles résultats, moins de 9% pour la totalité des candidats antilibéraux, la division finale) l’emportent sur les « avantages ».

Une des explications possibles est peut-être dans l’économie. Pour l’élection présidentielle, les dispositions pour le remboursement des campagnes sont en effet plutôt favorables, même pour les candidats ayant eu moins de 5% des suffrages. Plusieurs candidats antilibéraux sont ainsi rentrés dans leurs frais (monétaires). Pour les législatives, il suffit d’obtenir 1% des voix dans cinquante circonscriptions pour bénéficier ensuite d’une aide financière pendant cinq ans. Quand on sait que la part des cotisations des membres dans le budget des partis est inférieure à 30% et descend jusqu’à 9% pour le parti communiste, on comprend l’importance de ce financement public qui, en moyenne, constitue 46% des recettes des partis. Présenter des candidats aux législatives permet donc de financer en grande partie les activités et les permanents des partis, même en l’absence d’élus. Pour ceux qui en ont, les perdre peut mettre l’organisation en péril. Ce qui permet peut-être de mieux expliquer certaines stratégies et alliances électorales.


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