Actualité de Pierre Bourdieu

dimanche 19 février 2012
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Texte paru dans Politis

« C’est l’esprit majeur de ce temps qui nous quitte, sans avoir eu son jour » Pierre Bergounioux, Carnet de notes (2001-2010), Éditions Verdier, 2012, p. 189

Dix ans après sa mort, l’usage des commémorations vaut à Pierre Bourdieu un come back post mortem dans « l’actualité française » : « l’actualité », comme le rappelle Bourdieu, ce sont les médias qui la font [1]… Mais, à vrai dire ce n’est pas la première fois. Au moins depuis la grève des cheminots de décembre 1995 qu’il était allé soutenir à la gare de Lyon [2], Bourdieu avait souvent « fait la une » dans la presse… Presque toujours pour y être insulté, comme le rappelle utilement Pierre Rimbert [3]. Il semble néanmoins qu’on s’avise aujourd’hui en France, avec la publication de ses cours 1989-1992 au Collège de France [4], de l’importance scientifique, de son œuvre. Quitte à séparer « le savant » du « politique », occultant le second au profit du premier, le provincialisme intellectuel hexagonal découvre, ébahi, une « actualité scientifique » de l’œuvre de Bourdieu dans le monde qu’il était à peu près seul à ignorer. À quelques exceptions près toutefois. L’article de Sébastien Le Fol - « Au secours, Bourdieu revient » [5] - est un bon exemple de la virulence d’une « critique » inépuisable qui, pour « faire peuple », mobilise toutes les ressources d’un anti-intellectualisme rudimentaire (il en est d’un peu plus sophistiquées…) pour disqualifier à la fois « le savant » et « le politique ».

Je voudrais indiquer ici quel était le point de vue de Bourdieu, dans le cas du monde social, sur les rapports entre connaissance scientifique et prises de positions politiques et rappeler, à toutes fins utiles, quelles étaient ces prises de position qualifiées - pour les disqualifier - d’ « extrêmes », à la veille du XXIème siècle.

Bourdieu, savant et politique [6]

Si, dans le cas de la connaissance du monde social, toute perspective scientifique porte nécessairement à conséquence politique, c’est d’abord parce qu’elle est conquise contre l’illusion du savoir immédiat, contre le sens commun, contre les évidences de la doxa. Nécessairement critique, la connaissance sociologique du monde social est politique : « s’il n’est de science que du caché, on comprend que la sociologie ait partie liée avec les forces historiques qui, à chaque époque, contraignent la vérité des rapports de force à se dévoiler, ne serait-ce qu’en les forçant à se voiler toujours davantage », écrivaient ainsi Bourdieu et Passeron [7]. Si la sociologie est inévitablement politique, c’est aussi parce « le caché » qu’il s’agit, pour elle, de porter au jour, réside, pour l’essentiel, dans les rapports de domination dont l’efficacité repose pour beaucoup sur la méconnaissance de leur logique et de leurs effets. En portant au jour les mécanismes sociaux qui assurent leur reproduction et, ce faisant, le maintien de l’ordre établi, la sociologie prend nécessairement parti dans la lutte politique. Enfin - et l’argument vaut pour toute sociologie (y compris celles qui récusent la volonté durkheimienne de rupture avec le sens commun et/ou qui s’insurgent contre « l’omniprésence de la domination ») - parce que les sociologues n’ont évidemment pas le monopole de la représentation du monde social, ils sont inévitablement pris - parfois à leur corps défendant - dans les luttes symboliques qui ont pour objet l’imposition de la vision légitime du monde social et, de ce fait, nécessairement confrontés, pour les approuver ou les critiquer, à tous ceux, hommes politiques ou journalistes, qui participent avec d’autres ressources au même combat. « Parce que rien n’est moins neutre, quand il s’agit du monde social, que d’énoncer l’Être avec autorité, les constats de la science [8] exercent inévitablement une efficacité politique » [9]. Dans ces luttes symboliques, les sociologues peuvent ainsi utiliser « l’autorité de la science » pour désamorcer les « effets de science ».

Tirer les conséquences de ce triple constat, ce n’est ni « tenir le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance » [10], ni revendiquer pour le sociologue la place du philosophe-roi, mais, plus prosaïquement, tenter de surmonter la division établie entre chercheurs et militants. En luttant, d’une part, contre l’ethnocentrisme spécifique des intellectuels, contre un usage politique abusif de l’autorité intellectuelle, contre le radicalisme de campus, contre les illusions de la « logothérapie », etc. En luttant, d’autre part, contre toutes les formes d’anti-intellectualisme qui ont presque toujours pour principe le ressentiment. Quitte à choquer ceux qui, dans le monde scientifique, y voient un manquement à la neutralité axiologique et ceux qui, dans le monde politique, y voient une menace pour leur monopole, « l’engagement sociologique » définit « une politique d’intervention dans le monde politique qui s’efforce de substituer à la logique politique de la dénonciation, la logique intellectuelle de l’argumentation et de la réfutation. Telle est, en substance, la tâche que - sans Bourdieu, donc sans trouver l’écho qui était le sien - nous nous efforçons de poursuivre dans le cadre de l’association « Raisons d’agir » (devenue « Savoir/Agir » [11]) qu’il avait créée en 1995.

Bourdieu politique

Face aux think tanks conservateurs, spécialisés dans la production et la diffusion de variantes de l’idéologie néo-libérale, il s’agit de construire un « intellectuel collectif autonome » [12] dont les fonctions sont à la fois négatives et positives.

La fonction négative, critique, consiste à produire et disséminer des instruments de défense contre la domination symbolique qui s’arme aujourd’hui de l’autorité de la science, c’est-à-dire à soumettre le discours dominant à une critique logique, visant le lexique, l’argumentation, l’usage des métaphores, à mettre au jour les déterminants qui pèsent sur les producteurs du discours dominant et sur leurs produits, à montrer comment la circulation des idées est sous-tendue par une circulation de pouvoir, à opposer une critique proprement scientifique à l’autorité à prétention scientifique des experts. Elle cherche à découvrir et démonter les stratégies élaborées et mises en œuvre par les grandes entreprises multinationales et les organismes internationaux. Idéalement, il s’agit de rompre l’apparence d’unanimité qui fait l’essentiel de la force symbolique de la nouvelle doxa : l’utopie néo-libérale de dérégulation généralisée. La fonction positive (qui transgresse, chez les sociologues, le tabou qui leur interdit d’énoncer des « propositions » [13]) consiste à contribuer à créer les conditions sociales d’une production collective d’ « utopies réalistes », à orchestrer la recherche collective de nouvelles formes d’action collective, à assister la dynamique des groupes en lutte dans leur effort pour exprimer, et du même coup découvrir, ce qu’ils sont et ce qu’ils pourraient ou devraient être, à aider les victimes de la politique néo-libérale à découvrir les effets diversement réfractés d’une même cause.

Au centre de l’actualité internationale des sciences sociales, l’œuvre de Bourdieu est virtuellement au centre de l’actualité politique. Actualité de la lutte contre la doxa néo-libérale, contre le retrait de l’État, « contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public et à l’égalité républicaine des droits » (au travail, à la santé, à l’éducation, au logement, à la culture, etc.). Actualité de la lutte contre « la révolution conservatrice » qui se réclame de la science (économique) et de « la fin des idéologies » pour imposer et justifier le retour au XIXème siècle. Actualité de la lutte contre l’économisme étroit de « la vision du monde FMI », contre les « impératifs » des marchés financiers (compétitivité, productivité, austérité, flexibilité, mobilité, précarité, etc.), contre « le mythe de la mondialisation ». Actualité de la lutte contre « le néo-darwinisme social », contre ses encouragements incessants aux intérêts privés contre l’intérêt public (cf. le « retour de l’individualisme »), contre la xénophobie d’État et le « racisme de classe », etc. Luttes symboliques, sociogiquement argumentées et méthodiquement refoulées hors de l’espace public.

Parce qu’en matière d’élections, la croyance est performative, il faut croire que « l’esprit majeur de ce temps », « savant et politique » qui nous a quitté en janvier 2002, « verra son jour » en mai 2012.

Gérard Mauger

Directeur de recherche émérite au CNRS


[1] Pierre Bourdieu, « L’emprise du journalisme », in Sur la télévision, Paris, Raisons d’Agir Éditions, 1996, p. 79-94.

[2] Pierre Bourdieu, « Contre la destruction d’une civilisation », in Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Éditions Liber Raisons d’agir, 1998, p. 30-33.

[3] Pierre Rimbert, « À cent contre un », Le Monde diplomatique, janvier 2012.

[4] Pierre Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France (1989-1992), édition établie par Patrick Champagne, Remi Lenoir, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière, Paris, Éditions Raisons d’Agir/ Éditions du Seuil, 2012.

[5] Le Figaro, 7/1/2012.

[6] Cf. Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Marseille, Agone, 2003.

[7] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970.

[8] NB : la remarque vaut pour tout énoncé qui en a les apparences…

[9] Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Éditions de Minuit, 1982.

[10] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 10.

[11] L’association publie la collection et la revue du même nom aux éditions du Croquant.

[12] Pierre Bourdieu, « Pour un savoir engagé », in Contre-feux 2, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2001, p. 33-41.

[13] Cf. Louis Pinto (dir.), 2012 : les sociologues s’invitent dans le débat, Broissieux, Editions du Croquant, 2012 (à paraître).


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