Pierre Bourdieu, sociologue engagé
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Texte paru dans le journal L’Humanité
Sans accorder une confiance excessive au pouvoir des discours, Bourdieu avait cependant la conviction que la connaissance sociologique pouvait produire des raisons et des moyens d’agir sur la réalité sociale. C’est sans doute pour en avoir tiré les conséquences et avoir participé, au moins à la fin de sa vie, plus que n’importe quel autre intellectuel, aux luttes symboliques et politiques de son temps qu’il fut considéré comme l’ennemi n°1, unanimement reconnu et ouvertement désigné, de tous les défenseurs de l’ordre néo-libéral. La prétention de la sociologie à être « une science comme les autres », tolérée dans la mesure où elle étudie des objets sans grande importance, encensée quand elle ménage et aménage l’ordre établi, est, en effet, violemment récusée dès lors qu’elle dévoile les mécanismes cachés ou refoulés de la domination sociale. Mais, parce qu’elle participe, fût-ce à son corps défendant, aux luttes inséparablement scientifiques et politiques qui ont pour enjeu la vérité sur le monde social, la sociologie, telle que Bourdieu la concevait, n’a pas besoin d’être neutre pour être objective et le sociologue peut être engagé politiquement et l’être précisément en vertu de ce qu’il sait. C’est en « tirant les conséquences » de la sociologie et en tant que sociologue, que Pierre Bourdieu s’est engagé « socio-logiquement ». C’est parce que « la lutte pour les classements sociaux est une dimension capitale de la lutte des classes », qu’il en est venu à inventer - en la pratiquant - une politique d’intervention publique qui obéisse, autant que possible, aux règles en vigueur dans le champ scientifique.
Cet engagement sociologique (qui risque de réveiller toutes les formes d’anti-intellectualisme) impose un double devoir de réflexivité et de scientificité. La réflexivité implique une vigilance critique à l’égard de l’ethnocentrisme intellectuel, de l’usage inconsidéré de l’autorité intellectuelle comme arme politique ou de la propension au révolutionnarisme sans objet ni effet. L’engagement sociologique va également de pair avec la défense du « professionnalisme » contre « l’amateurisme généralisé » et la défense de l’autonomie de la recherche : « il faut, disait Bourdieu, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante ».
Ce devoir de scientificité implique le renoncement à l’essayisme et au prophétisme de l’intellectuel « à l’ancienne », présent sur tous les fronts de la pensée et ayant réponse à tout. D’où la nécessité, pour conjurer les facilités de l’essayisme et pallier la division du travail scientifique, de la construction d’un « intellectuel collectif ». Dans la mesure où l’engagement sociologique n’implique pas seulement des positions à prendre et des protestations à faire entendre, mais des choses à savoir et à comprendre, il s’agit d’opposer aux « think tanks » conservateurs un véritable intellectuel collectif capable de définir lui-même les objets et les fins de sa réflexion et de son action.
À cet intellectuel collectif, Bourdieu assignait des fonctions négatives (critiques) et des fonctions positives (constructives). Côté critique, il s’agit de travailler à produire et à disséminer des instruments de défense contre la domination symbolique qui s’arme aujourd’hui de l’autorité de la science, en opposant une critique proprement scientifique à l’autorité à prétention scientifique des « experts ». Côté constructif, il s’agit de créer les conditions sociales d’une production collective d’ « utopies réalistes » : contre le volontarisme irresponsable, mais aussi contre le fatalisme scientiste, il s’agit de construire « l’utopisme rationnel, capable de jouer la connaissance du probable pour faire advenir le possible ». Et parce qu’« il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie », il s’agit de surmonter les multiples obstacles à la diffusion d’une « sociologie engagée » : les lenteurs de son élaboration qui font qu’elle arrive presque toujours après la bataille, sa complexité inévitable qui dissuade souvent les meilleures volontés, les résistances qu’opposent les idées reçues et les conviction premières, etc. C’est pourquoi Bourdieu invitait à inventer des formes d’expression nouvelles, ce qui suppose un changement de langage et d’état d’esprit dans la production d’un savoir engagé. Telle est la tâche que, sans Bourdieu, nous nous efforçons de poursuivre dans le cadre de l’association « Raisons d’agir » (devenue « Savoir/Agir » [1]) qu’il avait créée en 1995.
Gérard Mauger
Directeur de recherche émérite au CNRS
[1] L’association publie la collection et la revue du même nom aux éditions du Croquant.
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