De la fracture sociale au clivage ethnique
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Football français : les pièges de la racialisation
Article paru dans Le Monde daté du 12 mai 2011
L’affaire des quotas et le supposé racisme des dirigeants du football professionnel laissent perplexe le sociologue, qui doit rompre avec les effets des médias qui tendent soit à valoriser le " multiculturalisme sportif " dans le sport de haut niveau soit à mettre en exergue le " communautarisme sportif ".
Soyons clair : le projet des quotas est discriminatoire et injustifié. De même qu’est condamnable le langage utilisé par les responsables du football français lors de la fameuse réunion de travail, et notamment les stéréotypes associant la morphologie d’un joueur et ses performances à son ethnie. La naturalisation des capacités sportives des " immigrés " ou des " Blacks " renvoie ainsi à des stéréotypes racistes, car il n’existe aucune propriété physiologique spécifique chez les athlètes noirs ou de qualités intrinsèques chez les sportifs issus de l’immigration.
Cependant, comme le souligne Zinédine Zidane, dans une interview publiée dimanche 8 mai par L’Equipe, " on fait un mauvais procès à Laurent Blanc (...) qui n’est bien sûr pas raciste ". Avant de dénoncer l’usage du mot " Black ", il faut rappeler qu’il s’est imposé tant dans la publicité, que dans les cours de récréation ou dans le football comme un terme générique, et positif employé dans les cités célébrant la culture afro-américaine. Depuis 2000, la plupart des joueurs d’origine africaine qui se sont imposés au plus haut niveau sont issus des banlieues parisiennes et il est courant dans le monde du football d’utiliser cette catégorie pratique d’autant plus qu’elle a été consacrée par le slogan " Black Blanc Beur " après la Coupe du monde de 1998.
Le conseiller du ministre de l’intérieur de l’époque commentait ainsi cette victoire : " Zidane a fait plus par ses dribbles et ses déhanchements que dix ou quinze ans de politique d’intégration. " Après l’ouvrier-footballeur des années 1930 aux années 1980, c’est " l’immigré " qui devient la nouvelle figure médiatique de la réussite dans le football. Les origines africaine, algérienne, arménienne, portugaise et argentine de Vieira, Dessailly, Zidane, Boghossian, Djorkaeff, Pires et Trezeguet sont alors mises en exergue, démontrant ainsi le caractère " multiculturel " des Bleus et, par extension, de la France.
Or, parmi les vingt-trois joueurs de l’équipe de 1998, seuls trois sont des enfants d’immigrés - au sens sociologique du terme. Les autres joueurs étaient presque tous issus des DOM-TOM. De même, parmi les vingt-trois joueurs de l’équipe de France de 2010, seuls cinq sont issus de l’immigration. L’absence de définition précise du terme " immigré " et l’instrumentalisation des origines masquent les contrastes essentiels qui marquent les trajectoires des joueurs ainsi désignés et nous conduisent à oublier leurs origines sociales.
Alors que l’équipe de 1998 avait une homogénéité dans son recrutement social (des enfants des classes moyennes et populaires), celle de 2010 est plus contrastée avec, d’un côté, des joueurs issus de familles défavorisées qui ont grandi dans des cités et, de l’autre, des joueurs issus de classes moyennes. Néanmoins, comme dans " l’affaire des quotas " et des supposés propos " racistes " de Laurent Blanc, seules les origines ethniques sont mises en avant par la presse, et le débat public se cantonne aux questions raciales ou de nationalité. Comment expliquer ce déplacement du regard (du social vers l’ethnique), souvent suscité par les journalistes et alimenté par des discours politiques tant français qu’européens ?
A partir des années 1990, les origines nationales ou ethniques des footballeurs commencent à être invoquées. Ainsi, Michel Platini rappelle dans un entretien son étonnement d’être considéré comme un immigré : " Un jour, j’étais reçu par un adjoint au maire à Belfort en tant qu’entraîneur de l’équipe de France. Dans son discours, l’élu a parlé de moi comme un bon exemple d’intégration. J’ai été surpris parce que je ne me suis jamais considéré comme étranger. Je n’avais jamais parlé italien, mon père non plus. Je suis de la troisième génération. " De même, les origines algériennes du Français Zidane et son attachement à la " mère patrie " ne sont mis en avant qu’à l’occasion du match France-Algérie en 2001. Les médias le sollicitent alors sur ses origines et ses sentiments " patriotiques " et, sous le feu des questions des journalistes, sur ses racines, il concède qu’il aura un " pincement au coeur " en rentrant sur le terrain.
On observe ainsi un changement de regard de l’opinion : sans cesse rappelées par les médias dans une savante mise en scène, l’origine ethnique et la cité deviennent le symbole d’une réussite sportive, surtout dans des sports populaires. Alors qu’en France, les discriminations raciales ou ethniques dans le sport ont été jusqu’à présent très peu analysées, dans les pays anglo-saxons, la situation des minorités et la tradition de traitement des questions raciales ont créé les conditions d’une attention à ces phénomènes. Dès la fin des années 1960, les premiers travaux américains décrivent l’exclusion et l’exploitation des Noirs dans le sport et contestent la croyance selon laquelle le sport serait épargné par le racisme et favoriserait l’intégration sociale. Mais au-delà de leur intérêt scientifique, ces études contribuent à racialiser les questions sociales et influenceront les chercheurs européens.
On remarque en effet que l’explication sociologique de l’exclusion en termes de classes sociales s’efface au profit d’analyses ethnicistes. Sur le terrain politique, cette influence anglo-saxonne se retrouve dans les recommandations des institutions européennes appelant à davantage de " diversité " au sens ethnique et l’intégration des minorités au sein des structures dirigeantes tant des entreprises que des clubs et fédérations pour lutter contre le racisme. Plusieurs pays ont alors mis en place des politiques multiculturalistes qui consistent à accorder une place aux minorités, y compris dans le sport.
Dans cette affaire des quotas, les prises de position des anciens joueurs de l’équipe mythique de 1998 sont ainsi présentées de manière à créer une opposition réductrice " Noirs contre Blancs ". Ne risque-t-on pas de développer une confusion en utilisant l’ethnicisation des rapports sociaux comme mode de régulation ? A qui profite cette nouvelle fracture ethnique ?
William Gasparini
Sociologue, professeur à la faculté des sciences du sport et directeur du laboratoire Sciences sociales du sport à l’université de Strasbourg
© Le Monde
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