Les dominations
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Pourquoi revenir sur le thème des dominations après un premier dossier de Savoir/Agir consacré à cette question, sous le titre : « Comment les dominants dominent » (n° 19, mars 2012) ? Pour deux raisons principales. Tout d’abord l’actualité n’a sans doute pas été étrangère à une inquiétude scientifique devant des évidences liées à une conception ordinaire des dominations sociales et politiques et qui se trouvaient ébranlées : déstabilisation des politiques sociales s’accompagnant d’une montée des inégalités, de la précarisation et du chômage (plans sociaux à répétition, restrictions budgétaires), effondrement de régimes admis comme fondés dans la durée et sur l’assentiment ou l’apathie de leurs citoyens (écroulement de l’empire soviétique, « Printemps arabes », ébranlement des institutions européennes), surgissement de mobilisations perçues comme improbables voire impossibles (mouvements des « Indignés », Occupy Wall Street, grèves longues et dures dans des secteurs d’emploi peu syndiqués, luttes des « sans papiers », révolte de peuples insoumis aux décisions de leurs dirigeants politiques), multiplication de catastrophes révélant les incertitudes des savoirs et des expertises (Fukushima après Tchernobyl, épidémies et accidents sanitaires, crise financière). Ensuite, une raison plus politique a guidé le choix de revenir sur la question des dominations.
Dans une conjoncture où les sciences sociales se voient critiquées jusqu’au plus haut niveau de l’Etat au nom de leur inutilité et de leur enfermement dans des débats déconnectés de toute réalité, il nous a semblé justement qu’il était utile de montrer combien, même à partir d’une notion de recherche fondamentale, les apports des sciences sociales étaient nombreux, en prise avec les transformations du monde social et permettaient de réfuter bien des idées reçues voire des préjugés habillés en idées nouvelles pour ouvrir sur des questionnements autant scientifiques que politiques. Le cinquième congrès de sociologie qui s’est tenu à Nantes1 début septembre 2013 et qui a réuni plus de 1400 participants français et étrangers (sociologues, politistes, historiens, géographes…) pour discuter de cette notion a été l’occasion de montrer la pertinence des sciences sociales dans la compréhension des phénomènes présents et passés (et ce, même si elles ne déposent pas des « brevets », ne créent pas des « start-up » ou ne répondent pas à une logique d’entreprise).
L’analyse des formes de domination est, en effet, centrale en sociologie pour comprendre ce qui fait tenir l’ordre social. De Marx, Durkheim, Weber en passant par Foucault et Bourdieu, la domination constitue cette relation sociale qui répartit et hiérarchise les groupes sociaux, discrimine les forces sociales en structurant leur dissymétrie tout en contribuant à l’acceptation de l’ordre existant. Des études récentes en ont cependant renouvelé la compréhension sous plusieurs dimensions : en insistant sur la diversité des modes de domination et leur variation historique et spatiale, en révélant les « ratés » du consentement ou son caractère de façade chez les groupes subalternes, en mettant en évidence le travail nécessaire aux dominants pour imposer et exercer leur domination… Des pistes d’interrogation et d’investigation ont été ainsi rouvertes sur les relations entre les diverses figures de l’autorité – le pouvoir social, le pouvoir économique et le pouvoir politique – et leurs conditions de félicité ou de discordance. Subaltern studies, analyse du genre, étude sur le racisme et le post-colonialisme, retour « des classes sociales », par exemple, sont venus irriguer les questionnements et les enquêtes dans la plupart des sous-disciplines sociologiques.
Ce numéro, qui reprend certaines des interventions du congrès, vise à donner à voir des analyses portant sur les recompositions en cours des différenciations et des frontières sociales, sur les perturbations affectant les ordres politiques qu’ils soient démocratiques ou autoritaires. Deux angles ont été privilégiés.
Le premier concerne les rapports à la domination des groupes populaires, groupes doublement dominés, à la fois dans les représentations dont ils sont l’objet et dans leurs conditions concrètes de vie. Les articles reviennent ici sur les manières savantes et politiques, changeantes dans le cours du temps et de l’actualité, de les considérer (Gérard Mauger) et sur leurs pratiques effectives : pratiques de travail (Marie-Hélène Lechien), pratiques électorales (Violaine Girard), ou relations à l’administration dans un contexte autoritaire (Jay Rowell). L’attention portée à la situation « à la fois dominée et autonome » des groupes populaires met ainsi en évidence des déterminants sociaux ou des attitudes, très largement ignorés dans les interprétations habituelles (souvent empressées, sans question fondée sur les acquis des sciences sociales et sans enquête de terrain) de ce qui fait agir les groupes les plus démunis : domination ne rime pas avec soumission ou reconnaissance totales et la brutalité des rapports sociaux n’entraine pas toujours et forcément, sous l’apparente apathie des dominés, silence, docilité ou consentement.
Le second angle concerne plus précisément les dominants et les conditions d’exercice de la domination. Là aussi, et même si la reproduction de leur puissance et de leur autorité sociales est importante et pesante, il y a parfois déstabilisation et ratés, souvent incertitude, toujours travail social et politique pour faire admettre comme évidentes leur position, leur compétence, leurs causes. C’est ce que montrent, chacun à leur manière et sur des terrains différents, Nicolas Mariot sur les intellectuels dans les tranchées de la première guerre mondiale, Christine Guionnet sur la domination masculine, Wilfried Lignier sur les classes supérieures et leurs enfants, Marine De Lassalle sur ce que fait l’Europe au sentiment de compétence politique des classes supérieures.
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