Présentation du numéro 34 de Savoir/Agir
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Le déclin du marxisme dans le champ intellectuel français et celui du « parti de la classe ouvrière » (le PCF) dans le champ politique depuis le début des années 1980, ont sans doute favorisé celui de la croyance en l’existence de classes sociales (selon l’équation « le Parti, c’est la classe ouvrière »). Les classes sociales existent, en effet, sous deux formes : la « classe théorique » ou la « classe sur le papier », d’une part, et la « classe réelle », classe mobilisée, d’autre part, ou, dans le lexique de Marx à propos des « travailleurs », « la classe vis-à-vis du capital » et « la classe pour elle-même », ou encore, dans la terminologie de Lukács, la « classe en soi » et la « classe pour soi ». L’illusion intellectualiste incline à confondre la classe construite par le savant, classe au sens logique du mot (« classe en soi ») avec la classe réelle, groupe capable de se reconnaître dans une identité collective et de se mobiliser pour la défense d’intérêts partagés (« classe pour soi »). Or, s’il est vrai que la « classe théorique » permet d’expliquer les pratiques (en particulier, politiques) en fonction des propriétés qui la définissent (capital économique, capital culturel, etc.), tout au plus s’agit-il d’une « classe probable », ensemble d’agents susceptibles d’une mobilisation collective au prix d’un travail de représentation et de politisation. Ainsi peut-on comprendre que l’existence, attestée statistiquement, de « classes sur le papier » n’exclue pas l’absence de mobilisation, « l’invisibilité » des classes sociales dans le champ politique (faute de représentants), dans le champ médiatique (en l’absence de « conflits sociaux » et de porte-parole reconnus) ou dans les différents champs de production symbolique (faute de partis politiques, de journalistes, de sociologues intéressés). En fait, l’existence de classes mobilisées dépend, au moins pour partie, de la représentation que les agents se font du monde social et en particulier de leur croyance dans l’existence des classes sociales. Or, le monde social peut être perçu et dit de différentes façons, selon différents principes de vision et de division, étant entendu que les regroupements qu’ils impliquent sont inégalement probables et stables. C’est pourquoi les luttes symboliques qui ont pour enjeu l’imposition et l’inculcation d’une vision « officielle » du monde social, « luttes inséparablement théoriques et pratiques pour le pouvoir de conserver ou de transformer le monde social en conservant ou en transformant les catégories de perception de ce monde » contribuent à faire ou à défaire les classes. Si, comme le remarquait Bourdieu, « la probabilité de rassembler […] un ensemble d’agents est d’autant plus grande qu’ils sont plus proches dans l’espace social […] le rapprochement des plus proches n’est jamais nécessaire […] et le rapprochement des plus éloignés n’est jamais impossible ». Dans la société française contemporaine, il faudrait montrer comment la vision de l’espace social divisé en classes antagonistes s’est défaite, comment, en d’autres termes, la représentation marxiste du monde social est devenue de plus en plus étrangère à la sociologie spontanée. Les luttes, sociologiques et politiques, théoriques et pratiques, explicitement ou implicitement dirigées contre la croyance performative en l’existence des classes sociales, se sont orientées dans trois directions.
1°) La première souligne l’extension prise par « les classes moyennes » dans les sociétés industrielles les plus avancées, de sorte qu’elles en viennent à occuper presque tout l’espace, ne laissant à leurs marges qu’une élite « méritocratique » et des « exclus » malchanceux. Faisant valoir l’égalité du plus grand nombre ‒ « en moyenne » ‒ contre les inégalités de fait, cette vision est assurée de rencontrer l’adhésion de tous ceux qui, socialement dominés, ont apparemment intérêt à ce label unificateur (et au déni des inégalités sociales qui va de pair).
2°) La seconde met en évidence, dans différents registres, « l’individualisation » du monde social. Confortant le sens commun (l’individualité étant attestée par l’individuation comme par la singularité des trajectoires biographiques et instituée par la première personne du singulier ou le nom propre), trouvant l’assentiment des classes dominantes convaincues de leur inaltérable singularité et l’approbation d’une petite bourgeoisie traditionnellement individualiste, elle peut également emporter l’adhésion des classes populaires dont de multiples mécanismes (de la scolarisation de masse au management participatif) contribuent à défaire « le sens du collectif ».
3°) La troisième, « théorisant » les « nouveaux mouvements sociaux » post-soixante-huitards, a entrepris de définir et de consolider de nouveaux clivages (« visibles » à l’œil nu) au sein de l’espace social, délimitant ainsi de « nouveaux » groupes sociaux ‒ hommes/femmes, jeunes/vieux, blancs/noirs, hétérosexuels/homosexuels, etc. ‒ dont la construction (théorique et pratique) contribue également à « dé-faire » les classes sociales. La même démarche renforce aujourd’hui les divisions internes aux classes populaires en « spatialisant » ou en « racialisant » la « nouvelle question sociale ».
C’est ainsi que, longtemps créditée en France d’un rôle messianique par les uns et d’épouvantail par les autres, la classe ouvrière semble avoir subi une véritable éclipse consécutive à celle, intellectuelle et politique, du marxisme, à l’effondrement du socialisme « réellement existant », à la désindustrialisation massive, etc. et qu’elle a pu sembler emporter avec elle les rapports de domination et les inégalités sous toutes leurs formes dans une société désormais « moyennisée » et/ou « individualisée ».
Pourtant, la montée du chômage et de la précarité, le retour de « l’insécurité sociale », le creusement des inégalités et, sans doute aussi, la grève des cheminots de l’automne 1995 ont fait que, depuis le milieu des années 1990, on s’est avisé chez les sociologues, les journalistes et les politiques que les « classes populaires » n’ont pas pour autant disparu avec « la classe ouvrière ». En fait, l’intitulé de ce dossier ‒ « De la classe ouvrière aux classes populaires » ‒ contient un double coup de force symbolique : d’une part, il renvoie la classe ouvrière à un passé dépassé, d’autre part, en regroupant ouvriers et employés, il fait exister ‒ « sur le papier » ‒ un candidat à la succession de la classe ouvrière dans les luttes de classes et dans l’imaginaire des intellectuels. En substance, il tente, en mobilisant les nombreuses enquêtes désormais disponibles, de cerner « ce que “classes populaires” veut dire ». La question est abordée dans quatre perspectives :
1°) D’abord, en s’interrogeant, dans une perspective objectiviste, sur les critères qui justifient le regroupement sous le même label des ouvriers et des employés et ce qui démarque le groupe ainsi constitué des autres groupes : dans une perspective réflexive sur les usages de la statistique publique, Thomas Amossé montre ainsi que les classes populaires regroupent des univers professionnels variés et met en évidence les principales lignes de clivage internes et externes au groupe.
2°) En étudiant, ensuite, les multiples clivages qui traversent les classes populaires. D’un point de vue proche de celui de Thomas Amossé, Monique Méron met en évidence la place relative des hommes et des femmes en fonction des critères de définition adoptés des classes populaires (pauvreté, catégorie socioprofessionnelle, chômage). Envisageant les classes populaires sous l’angle du capital scolaire détenu dans une perspective diachronique, Tristan Poullouec met en évidence « les trois chemins » qu’empruntent les élèves d’origine populaire. Enfin, Violaine Girard s’interroge sur le clivage lié à l’accession à la propriété au sein des classes populaires et, plus spécifiquement, sur les effets supposés de la « périurbanité » sur le vote FN.
3°) Réflexivité oblige, les deux articles suivants s’interrogent, dans des registres différents, sur le rôle qu’ont joué les sociologues dans la construction du label « classes populaires ». Dans la perspective d’une histoire sociale des sciences sociales, Jean-Luc Deshayes étudie les formes prises par « le retour des classes sociales » chez les sociologues et « l’invention » des classes populaires au cours des dix dernières années. Quant à Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy et Yasmine Siblot, ils montrent comment, depuis les années 1990, les sociologues s’efforcent de « penser ensemble la condition des ouvriers et des employés ».
4°) Enfin les deux derniers articles du dossier ébauchent l’analyse de l’effondrement de la représentation politique de « la classe ouvrière »6 et de diverses tentatives de représentation des « classes populaires ». Stéphane Beaud et Michel Pialoux retracent le divorce entre la gauche et les ouvriers dès le début des années 1980. Lorenzo Barrault-Stella et Bernard Pudal analysent les différentes facettes de « la crise de la délégation politique » et s’interrogent, sans prétention à l’exhaustivité, sur de nouveaux prétendants à la représentation des classes populaires. « Que faire ? », s’interrogent-ils en conclusion. Ce dossier voudrait être une contribution à la réflexion collective sur une question qui reste d’actualité.