Un intellectuel collectif autonome
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"Raisons d’agir", collectif créé au cours de l’hiver 1995, association 1901 depuis le printemps 1998, regroupe des chercheurs en sciences sociales (sociologues pour la plupart) mobilisés par ces miracles apparents que furent le mouvement de novembre-décembre 1995, le mouvement des chômeurs, celui des sans-papiers, etc., par le triomphe - malheureusement éphémère - de l’optimisme de la volonté politique (qui soutient le travail le plus souvent obscur des militants de base) sur le pessimisme de la raison sociologique. Chercheurs mobilisés aussi par la fermeture du champ politique sur ses enjeux internes et le confinement d’un débat public circonscrit au cercle étroit des experts patentés et des intellectuels médiatiques, que ces mouvements contribuèrent tour à tour à mettre en évidence. [1]
C’est aussi l’ébauche d’un intellectuel collectif autonome capable d’intervenir dans le champ politique en prenant appui sur les compétences spécifiques liées à l’exercice du métier de chercheur en sciences sociales, sur la forme de légitimité particulière dont ils sont crédités, sur l’autorité morale dont les dote leur autorité intellectuelle. Ébauche peu à peu rectifiée, inscrite dans le prolongement d’entreprises sociologiques collectives comme La misère du monde [2] et d’initiatives militantes comme la création de l’Association de réflexion sur l’enseignement supérieur et la recherche (ARESER) et du Comité international de soutien aux intellectuels algériens (CISIA) et mobilisant l’autorité acquise contre celle des hommes politiques, de leurs prophètes et de leurs experts.
C’est encore l’invention collective d’une nouvelle figure de l’engagement politique des intellectuels, issue à la fois d’un retour critique sur les figures de "l’intellectuel de parti" ou de "l’intellectuel total" (incarnée par Sartre), de l’héritage des sociologues durkheimiens ou de la figure de "l’intellectuel spécifique" (incarnée par Foucault) et de la rupture avec la censure positiviste de toute intervention normative (le métier de sociologue est - sans pour autant s’y réduire - une activité éminemment politique).
Contre l’hégémonie de la pensée néo-libérale
Parce que le règne sans partage des divas de la doxa, dans les médias [3], les écoles du pouvoir et les cabinets ministériels, crée un climat favorable à l’offensive néo-libérale, aux abdications politiques successives dans le champ économique, à la soumission aux valeurs de l’économie, à l’individualisme conçu comme lutte de tous contre tous, il s’agit de contribuer et d’inciter à la résistance contre l’hégémonie de la pensée néo-libérale, "pensée unique", apothéose de "la fin des idéologies" (ou pensée dite "réaliste" de la gauche plurielle). Résistance à la restauration culturelle rampante qui, de tabous brisés en dogmes transgressés, se donne des airs de révolution permanente, "la pensée Sciences Po" se substituant à "la pensée Mao", le fatalisme néo-libéral au "déterminisme" marxiste, les intellectuels dégagés aux intellectuels enragés. Face à la révolution néo-conservatrice, à l’offensive du néo-libéralisme, au règne des marchés financiers, au néo-darwinisme social et au culte des winners, à l’économisme étroit et au rationalisme scientiste de "la vision du monde FMI", il s’agit de résister pour conserver les acquis, tenter de les étendre et... éviter le retour au XIXe siècle [4].
Rétablir les droits de la critique
Il s’agit d’abord de briser l’unanimité apparente du discours dominant qui fait l’essentiel de sa force symbolique, de rétablir les droits de la critique en aidant à lever les censures intériorisées, de contribuer, par la vertu de l’exemple, au renouveau de l’intervention politique des intellectuels, à la reconstruction du rôle de trouble-fête, d’empêcheur de tourner en rond et, parce qu’il n’y a pas de démocratie sans contre-pouvoir critique, de lutter ainsi pour la démocratie. [5]
Il s’agit ensuite de transmettre des armes de résistance spécifiques pour combattre l’emprise de la doxa véhiculée par les médias, d’imaginer de nouvelles formes d’expression et d’action symbolique, de contribuer à une réinvention du travail militant de contestation et d’organisation de la contestation et en particulier à l’invention d’un nouvel internationalisme (au moins à l’échelle européenne), en tentant de dépasser les frontières mentales imposées par les cultures nationales. [6]
Il s’agit enfin de travailler à étendre la logique idéale de la vie intellectuelle - celle de l’argumentation et de la réfutation - et ses valeurs (celles du "corporatisme de l’universel") à la vie publique. Inutile de dire combien nous en sommes éloignés dans le champ intellectuel, donc aussi combien il y a à faire dans le champ médiatique et dans le champ politique, pour contrer la logique de la diffamation et de la falsification de la pensée de l’adversaire, pour inverser la priorité du combat sur le débat, etc. [7]
Autonomie
Si "Raisons d’agir" préserve son autonomie et veille à ne se laisser imposer ni ses priorités, ni ses catégories d’analyse, par le champ politique ou médiatique, c’est d’abord parce qu’elle est une condition nécessaire de la perpétuation des dispositions critiques des producteurs culturels et de leur intérêt à l’universel. Elle est la condition du refus (sartrien) des pouvoirs et privilèges mondains, la condition de l’affirmation d’une forme particulière d’universalisme éthique et scientifique qui peut servir de fondement à une sorte de magistère moral (dreyfusard), la condition de l’autorité spécifique des chercheurs en sciences sociales, ni politique, ni médiatique, mais proprement scientifique. C’est en échappant à la censure des chiffres de vente, de l’audimat, du sondage d’opinion, qu’ils peuvent (sans être obligés aux concessions qui s’imposent aux politiques) rappeler aux valeurs de la vertu civile ("Pour une gauche de gauche"). Il n’y a pas, en fait, d’antinomie entre la recherche de l’efficacité politique et la recherche de l’autonomie à l’égard de tous les pouvoirs (qui implique la volonté de rompre avec le modèle de "l’intellectuel de parti") : la seconde apparaît au contraire comme la condition de la première. Ni "compagnons de route" réduits au statut d’otages, de cautions, de potiches plus ou moins décoratives (capitalisables sur des pétitions), ni avant-garde auto-proclamée d’apparatchiks jdanoviens, ni prophètes irresponsables, ni experts sentencieux, les chercheurs du collectif "Raisons d’agir" ne prétendent pas non plus se substituer au personnel politique (ni a fortiori jeter les bases de quelque nouveau "parti des intellectuels"), mais intervenir, comme d’autres et avec d’autres, dans le débat politique avec leurs ressources spécifiques quand il leur semble à la fois possible et utile (ou nécessaire) de le faire.
Avec les victimes de l’offensive néo-libérale
Il s’agit d’abord de soutenir avec nos moyens propres les luttes de ceux (celles) qui sont les premières victimes de l’offensive néo-libérale, victimes de la flexibilité, de la précarisation, du chômage, de la baisse des salaires, de la paupérisation, de l’intensification du travail et du stress qu’elle engendre, du dumping social à l’échelle européenne et mondiale : chômeurs, travailleurs précaires, ouvriers, employés déqualifiés, au premier rang desquels les travailleurs immigrés et leurs enfants, victimes, de surcroît, de la xénophobie et du racisme ambiants. Luttes aujourd’hui défensives contre la régression des acquis sociaux à l’échelle européenne, conscientes des obstacles à la mobilisation dans une situation où l’insécurité objective engendre plus souvent l’insécurité subjective et la démoralisation, que la révolte collective et la mobilisation. Luttes sociales indissociables des conflits d’interprétation dont elles sont l’enjeu et qui divisent à nouveau le champ intellectuel après vingt ans de règne sans partage d’une nouvelle orthodoxie qui se croyait débarrassée à jamais de l’épouvantail de la "lutte des classes".
Il s’agit aussi de soutenir les luttes de ceux que Pierre Bourdieu désigne comme "la main gauche de l’État", "petit noblesse d’État", "travailleurs sociaux" au sens large, qui ont en charge les fonctions dites "sociales" de l’État, issues de conquêtes sociales antérieures : instituteurs et professeurs [8], magistrats de base, assistantes sociales et éducateurs, etc., confrontés aux dégâts des "marchés libérés", à la misère matérielle et morale qu’induit la Realpolitik économique. Défense des fonctions universelles de l’État, contre le retrait des secteurs dont il avait la charge (l’école publique, les hôpitaux publics, le logement public, etc.), contre la destruction de l’État-providence entreprise dans les années soixante-dix au nom du libéralisme.
En compagnie enfin de tous ceux qui, dans les différents champs de production culturelle (presse, télévision, cinéma, etc.), s’inquiètent du retrait de l’État et des menaces qui pèsent sur leur autonomie et défendent les droits de la critique contre l’orthodoxie néo-libérale.
[1] Ce texte a été publié dans le journal des anthropologues, 77-78, 1999, p. 295-301.
[2] P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
[3] P. Bourdieu, Sur la télévision suivi de L’emprise du journalisme, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996, S. Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1997, J. Duval, C. Gaubert, F. Lebaron, D. Marchetti, F. Pavis, Le "décembre" des intellectuels français, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998.
[4] Sur tous ces points, voir P. Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, K. Dixon, Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998.
[5] Cette volonté s’est traduite par le choix d’interventions publiques polémiques dans des contextes particuliers. Cf., par exemple, P. Bourdieu, F. Lebaron, G. Mauger, « Les actions des chômeurs flambent », Le Monde, 17 janvier 1998, P. Bourdieu, C. Charle, B. Lacroix, F. Lebaron, G. Mauger, « Pour une gauche de gauche », Le Monde, 8 avril 1998.
[6] Raisons d’agir participe à l’organisation d’initiatives où se rencontrent chercheurs, syndicalistes, militants associatifs de différents pays, comme par exemple les "Rencontres européennes contre la précarité" à Grenoble en décembre 1996, ou encore le débat "pour une Europe des syndicats" à l’université de Strasbourg en mai 1999.
[7] Voir C. Charle, « Apprendre à lire, réponses à quelques critiques », Le Monde, 8 mai 1998, G. Mauger, « Ce qui échappe aux procureurs de Pierre Bourdieu », Le Monde, 26 juin 1998.
[8] Voir en particulier, C. Charle, S. Garcia, B. Geay, F. Poupeau, « Face au mouvement des lycéens : les limites de la démagogie », Le Monde, 5 novembre 1998.
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