Édito du numéro 3
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Le retour des revendications salariales
On n’a sans doute pas assez relevé l’importance, durant la séquence électorale 2007, de l’enjeu salarial. Avec l’opposition entre le « travailler plus pour gagner plus » et l’augmentation générale du Smic, deux "modèles" de la formation des salaires se sont pourtant clairement opposés.
Le premier est libéral et individualiste : le salarié serait en position d’obtenir une rémunération plus élevée en négociant individuellement avec son chef d’entreprise des heures de travail supplémentaires, à condition que l’État ne pénalise pas celles-ci par une législation trop désincitative.
Le second est étatiste et socialiste : l’élévation du salaire minimum obligerait les chefs d’entreprise à mieux rémunérer les salariés du bas de l’échelle, ce qui entraînerait au moins une partie des salaires à la hausse, et aurait un effet dynamisant sur la consommation, donc sur l’emploi, etc.
Il serait bien sûr très naïf (et très scolastique) de feindre de penser que "les Français" auraient choisi le premier "modèle" en élisant Nicolas Sarkozy. Il reste que, parlant sans doute plus directement à l’expérience du travail des salariés moyens voire à hauts revenus, mais aussi peut-être d’une partie des salariés modestes, la perspective d’un gain individuel accessible n’a sans doute pas été pour rien dans le succès du candidat de l’UMP. Une partie des salariés a même vraisemblablement pu croire qu’un environnement politique plus favorable aux entreprises pourrait avoir assez rapidement des bénéfices dérivés, en permettant aux employeurs de rémunérer leur investissement toujours accru dans le travail. Ce "raisonnement pratique", associé à la valorisation implicite des "solutions de marché" face à la loi et à l’État, n’est sûrement pas sans exercer une forte séduction sur des salariés immergés dans le "management moderne", sa culture du projet, de l’implication et de l’efficacité à court terme.
Le climat actuel de déréliction du pouvoir sarkozyste tient peut-être d’abord au sentiment confus que cette politique du donnant-donnant ne fonctionne pas ou très marginalement. La pression au travail reste extrêmement élevée sans qu’il soit possible d’en tirer des bénéfices clairs. Dans un contexte de financiarisation et de concurrence mondiale toujours pesantes, l’augmentation salariale, même individuelle, est considéré par tout un ensemble d’acteurs sociaux comme un "danger" majeur pour la santé de l’entreprise, voire de l’économie européenne (ainsi que le rappelle chaque jour Jean-Claude Trichet au nom de la Banque centrale européenne). Il faut occuper une position très particulière dans l’univers salarial pour pouvoir négocier avec ses supérieurs une augmentation individuelle. C’était par exemple le cas de Jérôme Kerviel, qui espérait tirer parti de ses prouesses de trader à la Société générale pour obtenir une prime de 200 000 euros annuels, bien supérieure à son salaire de base, deux fois plus faible et pourtant relativement élevé pour un jeune diplômé de master 2 âgé de 31 ans. Comme l’a montré le sociologue Olivier Godechot1 dans son ouvrage Working rich, certains salariés sont ainsi en position de prélever, dans une logique de hold-up, une part non négligeable des flux financiers colossaux qui nourrissent aujourd’hui la spéculation financière mondiale. À côté de ces quelques poches de salariés à fortes ressources professionnelles et symboliques, la grande majorité n’est pas en mesure de tirer profit de sa position dans le champ économique pour tenter sans trop de risques d’améliorer sa situation individuelle.
Le vent de la revendication salariale, qui a pu un temps porter le candidat du "gagner plus", serait-il en train de souffler "à gauche" ? On peut le penser en observant tout d’abord que les revendications salariales collectives se diffusent en Europe, y compris dans des secteurs d’où elles semblaient exclues, comme la grande distribution et les services marchands. L’adhésion à la revendication salariale collective semble plus forte que jamais, d’autant que le prix du pétrole continue d’augmenter et que les prix dans le secteur immobilier (loyer, achat) restent extrêmement élevés, surtout pour les ménages modestes.
Autre tendance relativement récente : la crise financière met à nu certains des processus qui ont permis l’enrichissement inouï de certaines catégories sociales durant les dernières années. Les professionnels de la finance, tout d’abord, grisés par des possibilités de gains littéralement extra-ordinaires, qui ont tiré parti de la spéculation dont ils ont été les premiers acteurs. Les chefs d’entreprise, ensuite, qui ont parfois, comme en Allemagne, usé de leur maîtrise des règles du jeu fiscal européen pour accroître encore leurs revenus déjà importants, eux-mêmes liés à des profits croissants, quand ils n’ont pas carrément fraudé le fisc comme le récent scandale impliquant le PDG de la Deutsche Post et de nombreuses personnalités du monde économique et de la politique le montre. L’ensemble des acteurs dominants du nouvel ordre économique, plus largement, a vu son patrimoine gonfler au fur et à mesure que ses revenus explosaient. Ainsi, en France, « en dix ans, le nombre de foyers acquittant l’impôt de solidarité sur la fortune a été multiplié par trois. En 2007, l’ISF a concerné 527 866 contribuables » (La Tribune, lundi 18 février 2008, p.3).
Car comme l’indique ce même quotidien, au demeurant très libéral, « jamais [...] l’écart entre la hausse des profits et des salaires n’a été aussi profond » (La Tribune, lundi 18 février 2008, p. 8). Mais pour rétablir l’équilibre, il faudra sans doute bien plus que des revendications salariales et une éventuelle victoire électorale de la gauche aux élections municipales.
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