Édito du numéro 1
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Pour un intellectuel collectif autonome international
En 2002, après la mort de Pierre Bourdieu, nous étions quelques uns à penser que le travail de construction d’un intellectuel collectif autonome international tel qu’il l’avait souhaité restait pleinement d’actualité [1]. La collection Savoir/Agir, lancée aux éditions du Croquant en 2003 par l’association Raisons d’agir (créée en 1998), nos prises de position publiques à travers textes, débats et conférences [2] ont permis de poursuivre ce travail, devenu moins visible en l’absence du capital symbolique qui avait fait de Pierre Bourdieu l’intellectuel de référence pour le mouvement social et la « gauche de la gauche » dans son ensemble.
C’est pour donner à ce travail collectif de longue durée une nouvelle dynamique que nous avons pensé nécessaire de doter l’association d’un nouveau support de diffusion, une revue, qui s’intitulera comme notre collection « Savoir/Agir », marquant bien la complémentarité des savoirs scientifiques et de l’action politique. Cette revue, trimestrielle à brève échéance, sera celle de l’association Raisons d’agir, mais elle sera ouverte à des contributions venues de l’ensemble des sciences sociales.
Notre but n’est pas de créer un nouveau « lieu neutre » [3] ni même une « boîte à idées » pour la « gauche de la gauche », mais de forger un véritable instrument de lutte symbolique, un outil de diffusion des savoirs critiques et d’intervention plus directe dans le débat public. Il s’agira de maintenir et de promouvoir les exigences propres à l’analyse scientifique tout en rendant les travaux scientifiques accessibles et en les confrontant à des questions actuelles et urgentes, qui sont à l’ordre du jour.
La lutte symbolique est plus nécessaire que jamais, dans un contexte où la domination des intellectuels médiatiques se confirme tous les jours. On mesurera à la citation suivante, extraite d’un entretien récent de Pierre Rosanvallon [4], le faible renouvellement du débat public depuis la fin des années 1970 :
« La gauche doit passer d’un « socialisme du statut », fondé sur des collectifs protecteurs, à un socialisme du soutien aux trajectoires individuelles, donnant aux individus les moyens de sécuriser leur histoire. La société n’est plus constituée de groupes stables et cohérents. Il ne s’agit pas de dire par là que nous sommes passés d’une société de classes à une société d’individus. Il y a évidemment toujours du social, mais c’est la façon de « faire société » qui a changé. On “fait société” en partageant des épreuves, des situations ou bien en étant confrontés à des mêmes problèmes. ( …) C’est précisément cette transformation de la société qui appelle un rôle accru de la démocratie. La démocratie, c’est produire du commun, de la lisibilité. “Faire société” ne consiste plus simplement à agréger des groupes, mais prend la forme d’une opération de connaissance de la société sur elle-même et de l’élaboration d’un processus de discussion et de délibération pour dégager les normes adéquates de protection et de solidarité ».
La « gauche social-libérale », n’a guère d’autre nouveauté à proposer, après avoir enterré le « socialisme », qu’une énième rupture avec la « social-démocratie », le primat du « collectif », de « l’État-providence », et l’affirmation creuse de la nécessité de créer du « lien social » par la « démocratie ». Mais la « gauche de la gauche » ne bénéficie pas des puissants relais économiques et médiatiques qui conduisent immanquablement le débat public à se restreindre à un faux dialogue entre néo-libéraux conservateurs et sociaux-libéraux vaguement réactionnaires.
Les résultats de la séquence électorale du premier semestre 2007 rendent notre engagement plus urgent que jamais et nous donnent même une certaine responsabilité. Comment faire reculer le poids des logiques économico-médiatiques qui restreignent l’espace des débats aux innovations du marketing politique et des instituts de sondage ? Comment déconstruire les évidences de la doxa néo-libérale, comme celle de la prétendue nécessité aujourd’hui d’une « rupture » avec le « modèle social français » pour faire face à la « compétition internationale » ? Que pouvons-nous opposer à toutes les formes du prêt-à-penser sécuritaire, voire tout simplement réactionnaire, qui ont envahi le débat public depuis plusieurs années, se diffusant très largement à droite et à gauche ? Comment sortir, enfin, d’un débat public qui ne laisse presque aucune place à un examen lucide du bilan des politiques publiques menées depuis les années 1970 et à la discussion de propositions alternatives ?
Notre projet transgresse pour partie les frontières rigides entre l’univers scientifique et l’action politique, mais il se veut fidèle tant aux exigences de l’autonomie du champ scientifique qu’à celles de la pertinence et de l’efficacité politique. Les lecteurs jugeront de notre respect de cette double exigence et de notre utilité.
Ce premier numéro est organisé selon une formule que nous considérons comme expérimentale, c’est-à-dire susceptible d’évoluer en fonction des réactions et des suggestions de nos lecteurs. Il comprend un dossier sur la récente séquence électorale et un ensemble de rubriques que nous souhaitons régulières : une tribune et/ou un grand entretien avec des personnalités « extérieures », des entretiens commentés (à la manière de La Misère du Monde), une rubrique consacrée au lexique de la doxa politico-médiatique et aux schèmes de la rhétorique réactionnaire, une rubrique sur l’actualité de la « gauche de la gauche », des notes de lecture sur des ouvrages « à lire » ou « à critiquer », des informations sur « l’actualité de la sociologie critique », etc.
Enfin, la revue est publiée sous la responsabilité scientifique et politique d’un comité de rédaction constitué par les membres de l’association Raisons d’agir.É
[1] Cf. le numéro 1 des Cahiers de l’association Raisons d’agir paru en 2003 sur le site Web www.raisonsdagir.org.
[2] Voir en particulier notre texte, « Résister ensemble à l’offensive néo-libérale », paru dans L’Humanité le 17 juin 2003
[3] P .Bourdieu, L.Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2/3, 1978.
[4] P.Rosanvallon, entretien avec E.Aeschimann, Libération, 23 juin 2007.
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