Édito du numéro 5
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Le projet néo-libéral en crise ?
Dans la première moitié des années 1970, la conjonction persistante d’une forte inflation et d’un ralentissement de l’activité, la stagflation, a ébranlé la foi dans les vertus des politiques macroéconomiques de type keynésien et conduit les théoriciens néo-libéraux à imposer, plus ou moins progressivement selon les cas, leur interprétation de la « crise » et, surtout, leurs préconisations de politique économique.
Le néo-libéralisme peut être décrit comme une « idéologie politique » fondée sur une doctrine économique élaborée, pour laquelle l’action publique, la politique économique, doit être mise au service de la construction de marchés, sur lesquels les prix se forment librement. Selon la formule de François Denord, le néo-libéralisme « déploie l’intervention publique dans trois directions principales. De manière offensive, il cherche à faire sauter les verrous réglementaires, législatifs ou corporatifs qui entravent la libre concurrence et à désengager l’État du secteur productif. De manière pragmatique, il crée un cadre légal favorable au marché, supplée l’initiative privée là où elle est défaillante, incite à la concentration industrielle ou, au contraire, la freine. Ça et là enfin, l’État néo-libéral adapte le droit aux évolutions économiques, sanctionne les fraudes et vient en aide aux plus défavorisés » [1]. Le néo-libéralisme s’est constitué dès la deuxième moitié des années 1930, avec le colloque Walter Lippmann, et s’est enrichi depuis lors de nombreux débats et contributions doctrinales. L’univers des néo-libéraux est loin d’être homogène : des traditions nationales variées (autrichienne, française, allemande, anglaise, américaine…) s’y distinguent ; des degrés de radicalité inégaux s’y confrontent.
Avec le premier choc pétrolier, en 1973-74, les néo-libéraux, qui se sont structurés au sein d’un espace international relativement différencié, sentent leur heure, celle de la reconquête des esprits et des institutions, enfin arrivée [2]. Ils vont bénéficier alors de l’effondrement récent du système monétaire international de Bretton-Woods (qui ne cesse de se déliter entre 1971 et 1973). Les institutions financières internationales et les banques centrales seront ainsi au centre de la reconquête : la lutte contre l’inflation va servir de mot d’ordre et de cadre de référence autour duquel s’articuleront les divers éléments du programme : accélération de la libéralisation des marchés de biens et services enclenchée depuis l’après-guerre au sein du GATT [3] ; privatisations et démantèlement de l’État-providence dans les contextes politiques favorables ; libéralisation des marchés financiers ; réformes des marchés du travail et austérité salariale sans limite qui reconstitue les profits et conduit à la reconstitution d’inégalités de revenus abyssales.
En Europe, les néo-libéraux ont été présents dès l’après-deuxième guerre mondiale dans les coalitions au pouvoir (notamment en Allemagne et en France) et ont connu un premier grand succès en 1957, avec le traité de Rome que Jacques Rueff, figure éminente du néo-libéralisme français, a décrit comme le triomphe d’une politique publique expressément tournée vers la construction d’un marché libre [4]. Le projet d’unification monétaire parviendra à couronner cet édifice en organisant l’Europe économique et monétaire autour d’une doctrine anti-inflationniste radicale issue des cercles les plus conservateurs de la banque centrale allemande, la Bundesbank.
Le paradoxe actuel tient au fait que c’est, précisément, autour de la perspective d’une nouvelle stagflation que les doutes commencent à se répandre sur la pertinence historique de la « solution libérale ». La crise immobilière américaine de 2007 a brusquement dégradé les perspectives de millions de ménages salariés déjà très fragilisés par l’effritement de leur position relative au profit des plus riches. La libéralisation financière s’est traduite par des cycles financiers de plus en plus prononcés et de moins en moins contrôlables. Il a fallu une intervention massive des banques centrales pour éviter, à plusieurs reprises en 2007-2008, l’effondrement des marchés interbancaires et le credit crunch qui s’ensuivrait. La perspective de faillites en chaîne n’a cessé de gagner en crédibilité tout au long de ces deux années, par poussées de panique successives.
La hausse des prix des matières premières, imputée à tort aux seuls pays émergents, révèle surtout une des propriétés fondamentales des marchés : résultant des anticipations d’acteurs privés inégaux nourris d’une multitude d’informations contradictoires et partielles, les prix de marché sont instables et potentiellement sources d’injustices et de distorsions brutales des rapports de force économiques (entre groupes, pays, régions, etc.). Le maintien tatillon de l’ordre salarial par les banques centrales n’a guère d’effets sur les anticipations des spéculateurs des marchés du pétrole ou du soja. Le discours de rigueur des autorités monétaires et financières publiques a surtout pour conséquence de renforcer les anticipations pessimistes des ménages et il devient, dès lors, un des vecteurs de la transmission de la crise financière à l’économie « réelle ». Le mantra anti-inflationniste nourrit aujourd’hui la crise systémique du capitalisme financiarisé et mondialisé, crise globale à l’issue incertaine.
Les débats à gauche en France sur le « libéralisme », très médiatiques, ont dès lors quelque chose de surréaliste ou, à tout le moins, de décalé. Les droites occidentales commencent elles-mêmes à douter, comme l’illustrent la crise larvée de la doctrine libre-échangiste5, les incohérences croissantes des dirigeants français et italiens (qui combinent ultra-libéralisme domestique et rodomontades anti-Banque centrale européenne), ou encore l’attachement affiché des responsables européens à une politique de développement durable et de régulation fiscale mondiale dans le cadre de choix économiques pourtant plus que jamais fondés, à l’opposé, sur l’austérité salariale et le démantèlement sans fin de l’État-providence.
[1] François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Démopolis, 2007, p.5.
[2] Une riche littérature documente désormais le « tournant néo-libéral » commencé dans la première moitié des années 1970 et parachevé avec le « consensus de Washington » au début des années 1990. Voir notamment, pour l’expérience britannique, Keith Dixon, Les évangélistes du marché, Paris, Raisons d’agir, 1997 ; pour une perspective globale, Serge Halimi, Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2006.
[3] GATT : accord commercial, signé en 1947, dont l’objectif était l’abaissement des barrières douanières pour les marchandises. Le GATT sera intégré au traité de Marrakech créant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, traité qui libéralise aussi le commerce des services.
[4] La réalité est évidemment plus complexe, dans la mesure où la politique agricole commune, premier moteur de la construction européenne, sera de fait une politique extrêmement interventionniste.
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