Édito du numéro 6

lundi 1er décembre 2008
par  Frédéric Lebaron
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Changements systémiques ?

La crise financière mondiale est plus que jamais au centre de l’actualité, après une nouvelle séquence de panique et le rétablissement (au moins momentané) de la « confiance » sur les marchés de la planète. Le soulagement des commentateurs est à la mesure de l’inquiétude qu’ils ont contribué à propager, lorsque la chute des indices boursiers a soudain semblé se défier de toutes les interventions publiques.

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Edito S/A n°6

« Intervention publique » est, bien sûr, l’un des mots-clés de cette période. Depuis plus d’un an, on assiste à une rapide réhabilitation de l’État sur lequel repose en définitive toute la chaîne de confiance qui permet aux marchés de fonctionner au jour le jour dans des conditions normales. Baisses de taux d’intérêt et mise à disposition de liquidités par les banques centrales, recapitalisation et nationalisation de banques par les États, assorties de l’engagement de ne laisser aucune banque d’importance systémique faire faillite, de la garantie publique des prêts interbancaires, d’une re-régulation, etc., c’est toute une panoplie d’actions publiques de plus en plus coordonnées et globales qui ont permis d’enrayer à court terme un mouvement de défiance devenu incontrôlable, amplifié par les médias et des communications nationales désordonnées. Ces interventions sont, en elles-mêmes, un changement systémique, puisqu’elles replacent, de façon visible et explicite, l’État et les banques centrales au centre du système économique, ne serait-ce qu’en tant que prêteurs et assureurs en « dernier ressort », garants de la confiance dans l’ensemble des marchés. De ce point de vue, c’est la croyance dans l’efficience des marchés autorégulés qui a subi ces dernières semaines un démenti cinglant : ce krach financier est aussi celui de la science économique dominante. L’annonce par la plupart des dirigeants d’une prochaine réforme du système financier international, même cantonnée à une « moralisation » verbale et une régulation accrue, indique que ce changement systémique est en partie irréversible.

Pourtant, l’euphorie retrouvée pourrait n’être que de courte durée : surtout pour les classes populaires. Il faut rappeler, tout d’abord, que la crise immobilière états-unienne, loin d’être résorbée, continue de s’approfondir et que des crises similaires ont commencé à affecter les économies européennes, y compris l’économie française. Ensuite, le retournement conjoncturel global se révèle chaque jour plus profond dans les pays occidentaux voire au-delà, et la dernière séquence « panique-soulagement » de la mi-octobre 2008, même si elle permet de sortir au moins partiellement du credit crunch redouté (les banques étaient jusque là dans l’incapacité d’exercer leurs fonctions de prêteurs aux agents économiques, entreprises et ménages) risque de contribuer à une récession plus marquée que prévu. Le rétablissement de marchés financiers sous contrôle public ne suffit pas à garantir la « relance » de l’économie réelle, d’autant plus que la doctrine du laissez-faire et les fondamentaux orthodoxes, mis à mal dans le secteur financier, survivent dans le reste de l’économie.

On se trouve, en effet, dans une situation idéologique paradoxale. Officiellement, la réduction des dépenses publiques est plus que jamais l’objectif central des politiques étatiques, en particulier en Europe : il s’agit toujours d’améliorer la compétitivité et de réduire la dette publique. Les États sont censés vivre au-dessus de leurs moyens (« les caisses sont vides ») et les salaires trop élevés continuer de menacer la stabilité des prix, mise à mal au niveau mondial par la hausse passée (le mouvement s’étant inversé depuis fin juillet 2008) des prix du pétrole et des matières premières. Ces mêmes États qui viennent de « sauver » le secteur financier mondial en le recapitalisant, en lui fournissant des liquidités et des garanties durables, seraient donc simultanément incapables d’assurer le financement futur des systèmes de protection sociale et des services publics ! Depuis vingt-cinq ans environ, le discours dominant a ainsi réussi à faire croire aux populations que les États, désormais impuissants, devaient s’autolimiter pour renforcer les entreprises sur les marchés mondiaux. Nous venons de voir ce qu’il est advenu de cette politique de soumission forcée à des marchés idéalisés.

Pendant ce temps, les réformes structurelles continuent. L’intervention publique sur les marchés financiers ne cherche pas à réformer radicalement le système, mais à le réformer le moins possible et le moins durablement que faire se pourra tout en obtenant un maximum d’efficacité conjoncturelle, afin de poursuivre parallèlement un programme « pro-marché » global déjà bien avancé. Les systèmes éducatif et de santé sont aujourd’hui soumis en France à une thérapie de choc qui va les rapprocher un peu plus d’un modèle états-unien, qui n’est pourtant guère plus performant en la matière qu’il ne l’a été dans les domaines immobilier ou financier : plus de mécanismes marchands, plus d’inégalités, plus de laissés-pour-compte. Au niveau européen, le « modèle social », toujours présenté par les partis sociaux-démocrates comme la justification ultime de la construction européenne, est de plus en plus érodé par les réformes successives, tout en conservant - pour combien de temps encore ? - quelques spécificités [1]. En matière de politique de l’emploi, le workfare européen n’a plus grand-chose à envier à son inspirateur anglo-saxon, même si les systèmes d’assurance-chômage, notamment ceux des pays scandinaves, restent relativement plus généreux.

La politique macroéconomique orthodoxe, dont la BCE est l’acteur central [2], a été mise entre parenthèses le temps de sauver le système financier mondial. Mais il y a tout lieu de penser qu’elle va revenir en force, dès que la situation financière sera relativement assainie. La dynamique socio-économique délétère appelle pourtant, à l’inverse, un véritable plan de relance budgétaire coordonné au niveau européen et mondial pour faire face dans les années qui viennent à des défis de très grande ampleur : crise sociale, alimentaire, écologique, inégalités économiques, culturelles, etc... Ce plan devrait assurer un développement cohérent et volontariste des services publics et une augmentation coordonnée des salaires et des minima sociaux.

Il y a peu de temps, un tel plan d’inspiration socialiste aurait fait l’objet d’une farouche obstruction des marchés financiers3. Mais, c’est la réforme du système financier mondial qui est aujourd’hui à l’ordre du jour : elle pourrait être l’un des instruments d’une nouvelle « gouvernance publique mondiale » au service du changement social. Dans le cadre des Nations-Unies et non du G7 ou de toute autre instance dominée par les puissances occidentales (comme le Fonds monétaire international ou la Banque des règlements internationaux), un système monétaire et financier réellement multipolaire pourrait enfin émerger en lieu et place du « non-système » dominé par les États-Unis, qui n’est pas seulement injuste, mais qui s’est aussi révélé instable . Quoi qu’il en soit, le débat et les luttes politiques sur la réforme financière conditionneront la suite des événements économiques : ils pourraient être un premier pas vers une sortie définitive de l’impasse néolibérale.

Frédéric Lebaron

15 octobre 2008


[1] Centre d’analyse stratégique, Notes de Veille, n°108 (http://www.strategie.gouv.fr/articl...) et 109 (« Le modèle social européen est-il soluble dans la mondialisation ? », http://www.strategie.gouv.fr/articl...), Paris, septembre 2008.

[2] F. Lebaron, Ordre monétaire ou chaos social ? La BCE et la révolution néolibérale, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.


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