L’économie entre science et idéologie, par Frédéric Lebaron (Raisons d’agir)

vendredi 12 octobre 2007
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L'économie entre science et idéologie


L'économie entre science et idéologie

Frédéric Lebaron (Raisons d'agir)

Résumé de la conférence du 17 mars 2001 - Attac 15ème
publié dans la revue



Introduction
Pour vous parler de l'économie "entre science et idéologie", je voudrais présenter un paradoxe, ou plus exactement un contraste, qui permettra je pense de préciser ce qu'est réellement cette position d'entre deux caractéristique de l'économie, discipline située entre la science et la politique, entre le savoir et l'action, entre la croyance rationnelle et la croyance religieuse. Ce contraste oppose deux images de l'économie comme discipline. L'une, la plus répandue et la plus efficace socialement, est celle d'un champ scientifique stabilisé, intégré, source d'une forme particulière d'autorité rationnelle, d'expertise, de neutralité (comparable à la physique). L'autre, au contraire, est celle d'une discipline économique qui apparaît comme un univers chaotique, en proie au doute, à l'incertitude, aux contradictions internes, aux controverses, à l'instabilité, à la relativité. Ces deux visions extrêmes, l'une plutôt externe, l'autre plutôt interne, coexistent de façon paradoxale, parfois chez les mêmes auteurs, se retrouvent parfois chez les économistes critiques, parfois chez les journalistes économiques les plus néolibéraux. De plus, la confusion entre ce qu'est réellement la science économique et ce qu'elle devrait être est constamment entretenue, par les uns et par les autres. Certains commentateurs (plutôt critiques) la souhaitent pluraliste et déplorent son unanimisme apparent, d'autres (plutôt orthodoxes) la veulent unitaire et ignorent délibérément sa diversité et ses contradictions dans le but imposer leur propre vision de l'unité (réfléchir à cela : imposer le consensus). Il semble difficile de faire comprendre que l'on peut à la fois souhaiter que la science économique se constitue comme une science (donc stabilisent ses méthodes, ses résultats, etc.) et constater que, pour le moment, elle est bien loin de s'en approcher ; que l'on peut à la fois souhaiter que les travaux les plus solides de l'économie soient pris en compte dans le champ politique et constater que le succès politique d'une théorie ou d'un économiste n'ont en général pas grand chose à voir avec les critères autonomes d'évaluation qui caractérisent un champ scientifique parvenu à un certain niveau de développement et d'intégration.

L'image officielle de la science économique
La figure d'Alan Greenspan illustre cette image de la neutralité, en ajoutant à celle des dirigeants de la BCE celle du "pragmatisme" voire du "génie" de celui à qui les Etats-Unis devraient le "miracle" d'une croissance ininterrompue pendant plus de huit ans. En particulier, les économistes européens disent souvent envier aux Etats-Unis ce personnage charismatique, qui considèrerait même, l'hérétique, que le plein-emploi nécessite des interventions lorsque la situation l'exige. (On aimerait pouvoir en dire autant de Duisenberg ou Trichet). Là encore, il faut se demander ce que recouvre cette figure, quels en sont les ressorts sociaux.

Un livre récent intitulé l'effet Greenspan donne quelques éléments de réponse, en particulier dans un paragraphe intitulé The power of Greenspan. "Il n'a jamais occupé de position élective ou ... Il n'a jamais créé ou dirigé d'entreprise multinationale géante. Il n'a jamais ... aux Masters ou ... En fait, la profession qu'il a choisi est presque l'antithèse du pouvoir que l'on associe à un Président ou un Dictateur, le charme d'une star de cinéma, la vision courageuse d'un entrepreneur pionnier, ou les exploits sportifs d'une superstar du sport. [On tourne la page] He is an economist. Il joue dans les vignes sèches de ce que à quoi John Maynard Keynes faisait référence comme la "science lugubre". Au milieu de ses collègues plus obscurs, il semblerait définir tout ce qui est clinique, non-sexy, raréfié et non-pertinent" (p. IX,X). Un peu plus loin : "à la différence des politiciens, Greenspan ne s'est jamais permis de distractions politiques ou de faiblesses personnelles pour interrompre son trajet choisi" (p.XI). La figure du banquier central est donc tout entière construite contre celle du politique, de son opportunisme, de sa soumission aux intérêts électoraux, de son populisme, etc. Elle renvoie à l'idée de constance, de vigilance et de sérieux, de grisaille, etc.

Pourtant, de même que toute la rhétorique de la BdF est de la politique mise sous forme euphémisée, neutralisée, en partie invisible ou déformée, toute la carrière de Greenspan est l'histoire d'une liaison étroite avec les milieux politiques et -bien sûr- financiers dirigeants. Fils d'un courtier de Washington, formé à l'université de New York puis de Columbia, il devient économiste d'entreprise, créateur de sa propre société d'études avec un spéculateur du nom de Townsend et y mène des travaux quantitatifs pour des acteurs économiques privés (connu pour sa méthode bottom-up, méthode très empiriste fondé sur l'étude exhaustive et détaillée des séries statistiques). Dès 1968, il est directeur de la recherche sur la politique domestique dans la campagne de Richard Nixon, puis conseiller de l'équipe de transition après sa victoire. En 1974, retour d'ascenseur, Nixon lui propose de devenir Chairman du Council of economic advisers, mais il refuse dans un premier temps, avant qu'un ancien camarade de Columbia, l'économiste Arthur F. Burns, réussisse à le convaincre. Heureusement pour lui, Gérald Ford le confirme dans ses fonctions après le Watergate. Il abandonne celles-ci en 1977, mais il est alors déjà devenu une star des médias et multiplie les chroniques (il est présenté comme un "fameux conseiller économique" dans une pub Apple). Il conseille Reagan et fait encore partie de son équipe de transition, mais un certain Donald Regan le devance pour le secrétariat au Trésor (ministère des finances). Dès 1983, son nom est évoqué au moment du renouvellement de Volcker (issu du camp démocrate) à la Fed et il l'obtient sans problèmes en 1987, jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire durant la période d'âge d'or des marchés, avec la bénédiction répétée de Clinton.

Ce qui frappe dans le cas de Greenspan, c'est la conjonction d'un pouvoir politique énorme sur l'économie (The Greenspan effect étudie sur la base de statistiques financières les conséquences des déclarations de Greenspan et conclut à un important effet) : ce pouvoir est, en même temps, constamment dénié comme pouvoir politique. Pourtant G. est un acteur public et agit par ses mots et ses décisions (collégiales) de hausse ou de baisse des taux, ses analyses de conjoncture, etc. Maintenant, il faut se poser la question du sens de l'effet G. Pris dans les polémiques européennes, certains économistes européens veulent y voir quelqu'un qui se bat contre le chômage et pour la croissance autant que contre l'inflation. Si l'on ne regarde pas seulement les deux dernières années et qu'on se place d'un point de vue historique plus long, on s'aperçoit que la performance de l'économie américaine en matière de croissance et d'emploi (effet G. indirect) n'est pas du tout "miraculeuse", surtout si l'on prend en compte l'augmentation généralisée du temps de travail, l'évolution "modérée" des salaires, surtout les plus bas, la précarisation généralisée et l'accroissement des contraintes sociales qui accompagnent le développement du workfare (sans parler de l'Etat pénal décrit par LW). En revanche, en matière d'inflation, le résultat est à la hauteur du discours, mais faut-il vraiment s'en féliciter vu le rythme d'augmentation des salaires ? L'effet Greenspan tel que le mesurent Sicilia et Cruiksbank est d'abord un effet direct (de court et moyen terme) sur le niveau des cours boursiers et là, la performance est stupéfiante. Quelques déclarations très médiatiques entraînent les marchés à la baisse, c'est l'effet G. de CT, mais l'ensemble de la politique monétaire et financière américaine apparaît plutôt sur l'ensemble de la période comme une politique d'entretien et de développement de l'euphorie financière. Même Alan Blinder, pourtant pas un révolutionnaire, économiste keynésien placé à la Fed par les Démocrates, a jeté l'éponge face à G. et remarque à la fin de son livre sur les banques centrales que les menaces sur l'indépendance (s'agit-il seulement de menaces) viennent maintenant des marchés financiers. Cette question n'est que rarement abordée dans les manuels. De toute façon, l'indépendance est toujours adossée à une science, la science économique.

Une science peu intégrée et peu autonome
J'ai essayé de montrer comment se construisait et comment était utilisée l'idée d'une autonomie totale de la sphère économique par rapport au politique dans certaines instances publiques, investies de fonctions politiques, mais qui fondent leur action sur le déni du politique. Tout ce travail de légitimation est adossé à la représentation d'une science économique source de certitudes et de stabilité là où la politique serait livrée aux vents du populisme, aux charmes de la démagogie, etc.

Le paradoxe le plus troublant de la science économique contemporaine est peut-être l'écart croissant entre la force de conviction affichée par nombre d'économistes professionnels au sujet de tel ou tel aspect de leur domaine d'étude et la fragilité des bases objectives sur lesquelles cette conviction prétend se fonder. Il serait facile aujourd'hui d'ironiser sur tout énoncé commençant par "la science économique dit que...", ne serait ce qu'en lui opposant la pluralité discordante des voix des économistes réels, même autorisés par les signes les plus reconnus de scientificité (comme le "prix en mémoire d'Alfred Nobel") et la réussite douteuse des prescriptions qui en découlent (comme la politique de "réforme" en Russie). Mais, plus profondément, le sociologue ou l'historien des sciences économiques, à la différence de celui de la physique, ou de la chimie, est confronté en économie à un fossé peu banal entre le coefficient de certitude affiché par le chercheur -ou plutôt certains chercheurs- et la dispersion empirique des prises de position scientifiques, leur caractère polémique, apparemment contingent, volatile, dépendant du contexte, etc. S'il ne fallait qu'un exemple entre mille, celui de la fameuse relation entre coût du travail et chômage mériterait d'être longuement étudié comme une de ces controverses interminables faute de preuve évidente non pas de l'intensité de la relation entre ces variables mais simplement de leur existence. Le récent rapport du Conseil d'analyse économique sur "Lutte contre le chômage. Les réussites en Europe", qui fournit sans doute le meilleur état récent des débats scientifiques sur la question, est à cet égard exemplaire. Cette relation qui est au coeur aujourd'hui de l'opinion établie des milieux dirigeants (économiques, politiques, administratifs, etc.) ne peut, au mieux, se prévaloir que de très faibles coefficients de corrélation et soufre d'exceptions et de contre-exemples nombreux.

Face à ce paradoxe d'une certitude sans fondement solide, plusieurs stratégies argumentatives sont utilisées couramment et sont autant de systèmes de défense, au sens de Freud. La première consiste à nier cette diversité en affirmant que la "grande majorité" des économistes s'accordent sur la définition des principaux concepts de la discipline, ses principaux "résultats théoriques", sur les "faits stylisés" essentiels de l'histoire économique, voire sur les meilleures mesures qu'un gouvernement peut prendre en matière économique (essentiellement aujourd'hui, une conjonction de déréglementation des marchés, de démantèlement des normes sociales, de réduction de la place de l'Etat et des services publics dans les économies). Cette argumentation traite les objections potentielles comme autant de bizarreries marginales appelées à disparaître. Qu'il existe encore des économistes marxistes, voire keynésiens (mais "de moins en moins"), étonnera autant que la persistance dans les sociétés développées des croyances en l'alchimie ou en la parapsychologie. Or, ici encore, on fait fi de toute preuve statistique alors même que plusieurs éléments contredisent les évidences du sens commun : la variabilité des orientations théoriques ne décroît pas de façon sensible ; plus que jamais l'enseignement de la théorie économique néoclassique orthodoxe est soumis à de fortes critiques émanant des étudiants et des enseignants ; plus que jamais, certains des plus grands économistes, comme Maurice Allais ou Edmond Malinvaud, doutent de leur savoir au moment où leurs élèves l'érigent au rang de vérité révélée... Une deuxième stratégie argumentative consiste à retourner ce qui est perçu comme une critique : le sociologue ou l'historien des sciences ne sont-ils pas eux-mêmes bardés de certitudes qui ne sont nullement validées par une communauté savante intégrée et harmonieuse ? Si ce n'est pas le cas, n'est-ce pas au fond que tout ceci est "relatif", selon le fameux topos sceptique auto-destructeur ? Mais est-ce si sûr ? Les modalités de la certitude telle que la produisent les sciences sociales (anthropologie, sociologie, histoire, etc.) sont-elles identiques à celles du savoir économique contemporain ? Le "coefficient de certitude" n'est-il pas, dans ces disciplines moins visibles, mieux proportionné à des énoncés contextualisés, empiriquement contrôlés ? Ces questions en tout cas méritent d'être posées.

On peut risquer une interprétation sociologique de ce paradoxe. La science économique doit une partie de ses propriétés à son statut de science de pouvoir, c'est-à-dire de discipline dont les énoncés fournissent à des détenteurs de pouvoir une ressource particulière. Mieux, on peut se demander si, avec la montée du capital scolaire à tous les niveaux de décision, elle n'est pas devenue la première ressource susceptible de légitimer et fonder l'exercice du pouvoir, au point que les dirigeants politiques et économiques deviennent dépendants de cette forme particulière d'autorité que procure la connaissance économique. Dans ce contexte, la science économique, comme la religion dans une période antérieure à la révolution scientifique, est l'objet d'une demande sociale de certitudes. Chaque acteur économique a ses propres croyances, résultats complexes de sa trajectoire sociale, scolaire, professionnelle. Les croyances certifiées élaborées dans le champ scientifique, aussi formalisées et ésotériques soient-elles, seraient étroitement connectées, reliées même, à celles d'acteurs sociaux profanes.

Plusieurs observations semblent confirmer ce fait. Les prises de position scientifiques des économistes varient selon les pays et les périodes, en fonction de l'histoire politique, économique de ceux-ci et du statut qu'y occupe la science économique. Au début des années 1980, les économistes français étaient beaucoup plus keynésiens que ceux des pays anglo-saxons. A l'intérieur d'un champ national, les prises de position sont dépendantes du degré de proximité avec le monde de l'entreprise, avec l'Etat, du statut des chercheurs, de leur origine sociale. Les affinités entre un étudiant en économie et une théorie, même la plus abstraite, sont indissociables des caractéristiques sociales de cet étudiant (origine socio-professionnelle, sexe, parcours scolaire...). C'est ainsi que l'on observe une correspondance, au premier abord surprenante, entre les caractéristiques des publics étudiants en économie dans une université ou une école et les orientations dominantes de l'enseignement économique qui y est dispensé. Ces relations statistiques ne sont toutefois pas compréhensibles si l'on s'en tient à la métaphore marxiste du "reflet" : elle renvoie à des processus complexes d'intériorisation des conditions objectives et d'expression intellectuelle des dispositions sociales incorporées. Les "choix théoriques" en économie sont d'autant plus dispersés que la croyance théorique repose sur un réseau de croyances sociales.

La faible autonomie de la discipline économique par rapport au monde social environnant ne signifie pas que la scientificité y serait par nature impossible à atteindre, mais que, pour y parvenir, des ruptures avec les prénotions et les adhérences sociales et historiques sont nécessaires. A mon sens, cette autonomisation signifie, à l'inverse de la voie choisie par la "science économique" surtout depuis la deuxième guerre mondiale, et implique que la science économique se tourne résolument vers les autres sciences sociales et se défasse de l'ambition normative de reconstruire le monde économique en conformité avec la théorie (quelle qu'elle soit). Une théorie économique ainsi conçue sera sans doute plus modeste, moins définitive dans ses conclusions positives ou appliquées, nécessairement historique par son objet et d'autant plus universelle dans ses résultats qu'elle aura cherché à rendre compte de réalités sociales et historiques.

Or, le paradoxe est que, précisément, la science économique réellement existante n'est pas du tout conforme à cette vision. Elle est elle-même traversée par les controverses les plus vives, les basculements historiques, le chaos même des théories (je renvoie sur ce plan aux travaux sur ce que pensent les économistes réels, tout un courant de recherche). Michel Husson montre, par exemple, dans son dernier ouvrage (qui reprend ses travaux des années 1990) à quel point les résultats économétriques réels sont décalés des usages qui en sont faits : le sociologue des sciences ne peut être que frappé par le caractère ouvert des controverses réelles en économie, le faible consensus (même sur les faits, les effets plus ou moins robustes, etc.), ce qu'on appelle après Mulkay "l'attachement aux théories" (ex. coût du travail et emploi, anticipations rationnelles...) même contre la plupart des évidences empiriques.

Conclusion
Pour conclure, je ne plaide pas du tout pour une politisation de la critique, un retour à l'économie politique ou à la critique de l'éco po, ni même à la notion, politique et non scientifique, de pluralisme. Je ne plaide pas, personnellement, pour une vision au fond relativiste qui voudrait que ce qui compte en économie ce sont les opinions politiques, mais pour que les économistes, les chercheurs en sciences sociales plus largement, se rendent maîtres des conclusions qui sont tirées de leurs résultats ou de leurs absences de résultats scientifiques. Je place donc au centre de la lutte, les luttes dans le champ scientifique et le contrôle par les chercheurs des usages politiques des travaux scientifiques.

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