Les actions des chômeurs flambent Pierre Bourdieu, Frédéric Lebaron, Gérard Mauger (sociologues)
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Les actions des chômeurs flambent
Pierre Bourdieu, Frédéric Lebaron, Gérard Mauger (sociologues)
Ce texte a reçu l'approbation du groupe "Raisons d'agir"
Il est paru dans le journal Le Monde en janvier 1998
Celles et ceux qu'on a pris l'habitude de désigner comme "les exclus" - exclus provisoires, temporaires, durables ou définitifs du marché du travail - sont presque toujours aussi des exclus de la parole et de l'action collective. Que se passe-t-il lorsqu'au bout de plusieurs années d'efforts isolés et apparemment désespérés de quelques militants, nécessairement minoritaires, une action collective parvient enfin à briser le mur d'indifférence médiatique et politique ?
D'abord, le risible affolement et la hargne à peine dissimulée de certains professionnels de la parole, journalistes, syndicalistes et hommes ou femmes politiques, qui n'ont vu dans ces manifestations de chômeurs qu'une remise en cause intolérable de leurs intérêts boutiquiers, de leur monopole de la parole autorisée sur "l'exclusion" et "le drame national du chômage". Confrontés à cette mobilisation inespérée, ces manipulateurs professionnels, ces permanents de plateau de télévision n'ont su y voir qu'une "manipulation de la détresse", "une opération à visée médiatique", l'illégitimité d'une "minorité" ou "l'illégalité" d'actions pacifiques.
Ensuite, l'extension du mouvement et l'irruption sur la scène médiatico-politique d'une minorité de chômeurs mobilisés : le premier acquis du mouvement des chômeurs c'est le mouvement lui-même (qui contribue à détourner du Front National un électorat populaire désorienté). Le mouvement des chômeurs, c'est-à-dire à la fois l'ébauche d'une organisation collective et les conversions en chaîne dont elle est le produit et qu'elle contribue à produire : de l'isolement, de la dépression, de la honte, du ressentiment individuel, de la vindicte à l'égard de boucs-émissaires, à la mobilisation collective ; de la résignation, de la passivité, du repli sur soi, du silence, à la prise de parole ; de la déprime à la révolte, du chômeur isolé au collectif de chômeurs, de la misère à la colère. C'est ainsi que le slogan des manifestants finit par se vérifier : "Qui sème la misère récolte la colère".
Mais aussi, le rappel de quelques vérités essentielles des sociétés néo-libérales, qu'avait fait surgir le mouvement de novembre-décembre 1995 et que les puissants apôtres de "la pensée Tietmeyer" s'évertuent à dissimuler. A commencer par la relation indiscutable entre taux de chômage et taux de profit. Les deux phénomènes - la consommation effrénée des uns et la misère des autres - ne sont pas seulement concomitants - pendant que les uns s'enrichissent en dormant, les autres se paupérisent chaque jour un peu plus - ils sont interdépendants : quand la bourse pavoise, les chômeurs trinquent, l'enrichissement des uns a partie liée avec la paupérisation des autres. Le chômage de masse reste en effet l'arme la plus efficace dont puisse disposer le patronat pour imposer la stagnation ou la baisse des salaires, l'intensification du travail, la dégradation des conditions de travail, la précarisation, la flexibilité, la mise en place des nouvelles formes de domination dans le travail et le démantèlement du code du travail. Quand les firmes débauchent, par un de ces plans sociaux annoncés à grand fracas par les médias, leurs actions flambent. Quand on annonce un recul du chômage aux Etats-Unis, les cours baissent à Wall Street. En France, 1997 a été l'année de tous les records pour la Bourse de Paris.
Mais surtout, le mouvement des chômeurs remet en cause les divisions méthodiquement entretenues entre "bons" et "mauvais" pauvres", entre "exclus" et chômeurs, entre chômeurs et salariés.
Même si la relation entre chômage et délinquance n'est pas mécanique, nul ne peut ignorer aujourd'hui que "les violences urbaines" trouvent leur origine dans le chômage, la précarité sociale généralisée et la pauvreté de masse. Les condamnés "pour l'exemple" de Strasbourg, les menaces de réouverture des maisons de correction ou de suppression des allocations familiales aux parents "démissionnaires" des fauteurs de troubles sont la face cachée de la politique de l'emploi néo-libérale. A quand, avec Tony Blair, l'obligation faite aux jeunes chômeurs d'accepter n'importe quel petit boulot et la substitution à l'"Etat-providence" de l'"Etat sécuritaire" à la mode américaine ?
Parce qu'il oblige à voir qu'un chômeur est virtuellement un chômeur de longue durée et un chômeur de longue durée, un exclu en sursis, que l'exclusion de l'UNEDIC, c'est aussi la condamnation à l'assistance, à l'aide sociale, au caritatif, le mouvement des chômeurs remet en cause la division entre "exclus" et "chômeurs" : renvoyer les chômeurs au bureau d'aide sociale, c'est leur retirer leur statut de chômeur, et les faire basculer dans l'exclusion.
Mais il oblige à découvrir aussi et surtout qu'un salarié est un chômeur virtuel, que la précarisation généralisée (en particulier des jeunes), l'"insécurité sociale" organisée de tous ceux qui vivent sous la menace d'un plan social, font de chaque salarié un chômeur en puissance.
L'évacuation manu militari n'évacuera pas "le problème". Parce que la cause des chômeurs est aussi celle des exclus, des précaires et des salariés qui travaillent sous la menace. Parce qu'il y a peut-être un moment où l'armée de réserve de chômeurs et de travailleurs précaires qui condamne à la soumission ceux qui ont la chance provisoire d'en être exclus, se retourne contre ceux qui ont fondé leur politique (ô socialisme!) sur la confiance cynique dans la passivité des plus dominés.
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