Parution du numéro 23 de la revue Savoir/agir
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Quelle que soit la façon dont on l’exprime, l’Europe est de plus en plus perçue comme une construction lointaine, hostile aux citoyens, source de politiques néfastes pour les populations et, singulièrement, pour les salariés. Les réunions successives du Conseil européen sont présentées par les médias comme autant d’échecs, laissant entendre que les chefs d’État seraient incapables de trouver des solutions à la crise qui touche l’Europe mais qui est aussi une crise de l’Europe. C’est en partie un leurre visant à dissimuler le fait que les politiques d’austérité sont imposées dans tous les pays membres de l’Union européenne. Après les référendums en France et aux Pays-Bas et le rejet du projet de Traité constitutionnel européen en 2005, la « législation » européenne est en effet en train de changer à marches forcées sous l’effet de la crise. Après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en décembre 2009, les pactes et traités se sont multipliés, au prétexte de venir en aide aux pays en difficulté et de tenter de « sauver » l’euro. En réalité, ces dispositifs visent tous à contraindre les États membres à généraliser les politiques d’austérité et, à travers elles, à casser définitivement ce qui reste du modèle social européen, le droit du travail, les services publics, etc.
Le plan de « sauvetage » de Chypre, adopté au forceps et au petit jour le 25 mars 2013, va plus loin que les mesures imposées par la Troïka (Banque centrale et Commission européennes, Fonds monétaire international) jusqu’ici à d’autres pays de la périphérie Sud de l’Union européenne ou à l’Irlande. On peut certes se réjouir que la résistance dans l’île, marquée par le vote unanime du Parlement, ait contraint la Troïka à renoncer à taxer les petits déposants, comme il en était question dans la première mouture du plan, particulièrement scandaleuse de ce point de vue. S’il n’est pas question de se plaindre ici du fait que les plus gros clients des banques chypriotes vont y laisser des plumes, on notera cependant que sont épargnées les banques européennes, notamment allemandes, qui ont pourtant et pendant des années tiré profit du paradis fiscal que constituait Chypre. Et en fin de compte, comme c’est le cas en Grèce, au Portugal ou en Irlande, ce sont finalement les Chypriotes qui vont payer les conséquences de l’effondrement de l’économie qui sera la conséquence immédiate de ce « sauvetage ».
Cet épisode a montré aussi l’ampleur de la dérive vers une gestion autoritaire de l’Union européenne. Pour la première fois en effet, c’est un organisme non élu, la Banque centrale européenne, qui a dicté ouvertement les termes de l’accord, adressant au passage un véritable ultimatum au Parlement élu de Chypre. Celui-ci, qui avait rejeté le plan initial une semaine auparavant, n’aura même pas à se prononcer cette fois, les lois nécessaires à la mise en œuvre du plan ayant déjà été adoptées.
Même les ministres des Finances de la zone euro (le Conseil EcoFin), qui constituent pourtant l’instance politique en principe compétente en dernier ressort dans ce domaine, ont en réalité fait tapisserie toute la nuit, en attendant les résultats d’une « négociation » avec le président chypriote, à laquelle seuls le président du Conseil européen, ceux de la Banque centrale et de la Commission européennes et Christine Lagarde pour le Fonds monétaire international, ont participé effectivement. Ce qui resserre encore le cercle de celles et ceux qui prennent en réalité les décisions, sous la pression – le cas de Chypre l’a montré de façon particulièrement éclatante – de la puissance économique dominante en Europe. Le « couple franco-allemand » est en l’occurrence tout à fait hors-circuit au bénéfice de la seule partie allemande, avec le soutien actif des pays riches du Nord du continent.
Dans ce nouveau dossier sur l’Europe, nous avons cherché précisément à faire le point sur cet « entêtement austéritaire », alors que tant de voix, d’horizons très divers, se sont fait entendre ces derniers mois pour mettre en garde contre l’impasse et même le risque qu’il présente pour la zone euro et même pour l’Union européenne dans son ensemble.
En décrivant le « millefeuille de la gouvernance européenne », Louis Weber présente le nouveau dispositif institutionnel qui, de l’introduction du semestre européen à l’adoption du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), en passant par le Mécanisme européen de solidarité, vise concrètement à renforcer la mise sous tutelle européenne (plus précisément de la Commission) des gouvernements des États membres en matière de politique budgétaire. Dans ce cadre strictement contraint, la décision économique échappe de plus en plus aux instances élues pour revenir aux experts et à la bureaucratie européenne.
Antoine Vauchez reprend dans son article la question de la prise de décision et du pouvoir sous un autre angle en mettant à nu le fonctionnement et le nouveau rôle de la Cour de Justice de l’Union européenne (la Cour de Luxembourg). Pour lui, il n’est pas exagéré de dire que le destin de la démocratie européenne se joue de plus en plus dans ce prétoire. Ce qui, pour l’instant tout au moins, déroute en partie la critique en France, où la tendance est plutôt à rechercher le pouvoir dans les institutions « politiques ». Il montre à travers de nombreux exemples qu’il n’est que temps de « chausser les lunettes de la politique européenne » et prendre la mesure du pouvoir judiciaire qui s’y est développé à mesure que déclinaient le projet et les ambitions politiques au plan communautaire.
Dans un entretien réalisé pour ce dossier, Cédric Durand revient sur les fondements mêmes de la construction européenne. Pour lui, il n’y a pas de doute : le modèle qui s’est imposé de plus en plus est celui théorisé il y a plusieurs décennies par l’ordolibéralisme allemand. Il ne se confond pas avec celui des libéraux et de la croyance aux vertus de la main invisible du marché. Pour que le marché puisse fonctionner et l’équilibre être atteint, les États doivent mettre en place et maintenir un cadre institutionnel et juridique contraignant permettant aux mécanismes de marché de fonctionner. Comme il faut fixer des règles du jeu à cette fin, ce rôle revient aux experts plutôt qu’aux politiques. Ce que les textes récemment adoptés en Europe illustrent parfaitement.
Pierre Khalfa montre que le mouvement de résistance à l’Europe néolibérale que nous connaissons aujourd’hui a déjà une longue histoire. Paradoxalement, il a connu un développement important dans un cadre plus large avec l’émergence du mouvement altermondialiste. Mais le Forum social européen, qui avait pour ambition de créer un mouvement social européen, s’est progressivement enlisé dans des procédures et des rencontres sans prise réelle sur les luttes dans les divers pays et au niveau européen. Sous l’impulsion principale du mouvement syndical, avec la participation de la Confédération européenne des syndicats qui a fini par franchir le Rubicon en condamnant pour la première fois de son histoire un traité européen avec le TSCG, un processus nouveau est en cours à travers la Joint social conference. Le projet d’Altersummit est une première initiative qui, avec le soutien de quelques forces politiques, visent à dépasser le stade de la résistance pour élaborer des propositions communes rassemblées dans un Mémorandum des peuples en cours d’élaboration. Ce texte est repris dans ce dossier, au titre de la documentation.
Sommaire
Éditorial
La droite française, l’Europe et l’ « effet phobie », par Frédéric Lebaron
Dossier
Europe : la dictature de l’austérité, coordonné par Frédéric Lebaron et Louis Weber
Un millefeuille pour la gouvernance économique, par Louis Weber
L’Union par le droit, par Antoine Vauchez
Un césarisme bureaucratique Entretien, avec Cédric Durand
Du Forum social européen à l’Altersummit, par Pierre Khalfa
Une Europe post-démocratique ?
Grand entretien avec Annie Collovald
Trois décennies de travaux sur les mobilisations politiques et sociales
Paroles
De Sciences Po aux prud’hommes
Chronique de la gauche de gauche
Front de gauche, par Louis Weber
Enquête (2)
Sociogenèse du « Front de Gauche ». Entretien avec Patrice Bessac
La rhétorique réactionnaire
Le PS est-il « de gauche » ? par Gérard Mauger
Alterindicateurs
Rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, suite… et fin ? par Frédéric Lebaron
Actualité
L’UMP, par Anne-Sophie Petitfils
Chronique écossaise
Nova Scotia ? par Keith Dixon
Culture
Le monde des choses matérielles, par Gérard Mauger
Robert Castel (1933–2013), par Gérard Mauger
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