L’interprétation du FN ou la défaite de la pensée, par Annie Collovald (Raisons d’agir)
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Quel bien étrange scandale a créé le succès du FN au premier tour des élections présidentielles ! Ce ne sont, en effet, ni la présence ni le maintien dans le jeu politique d’un parti profondément anti-démocratique mêlant xénophobie, racisme anti-immigrés sur fonds du "tout sécuritaire" qui ont suscité l’indignation collective (puisqu’il est là depuis les Européennes de 1984), c’est sa percée victorieuse dans la compétition la plus fermée et la plus emblématique de la démocratie version Ve République. Il y aurait là beaucoup à écrire sur la construction d’une perception intellectuelle et politique largement partagée d’une démocratie protégée des risques que fait encourir l’extrême droite et qui ne se résument qu’à ses possibles succès électoraux nationaux. Dire que les analyses dont a été l’objet le FN depuis les années 1990 y ont contribué est presqu’un euphémisme ; elles ont sans cesse, pour des raisons différentes, à la fois sous-estimé ce parti jusqu’à en annoncer la fin au prétexte du divorce entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret et participé à brouiller l’identification du phénomène. S’il faut s’indigner de l’indigence des explications avancées de la montée d’un "vote Le Pen", c’est parce qu’elles font gagner deux fois le FN, dans les urnes et dans les interprétations, en construisant une réalité imaginaire et dépolitisée. A les lire, il n’est d’ailleurs même pas certain que le FN n’ait pas gagné d’abord dans les commentaires avant que de gagner électoralement.
Les usages de catégories nouvelles, comme le "populisme" ou le "national-populisme", importées des Etats-Unis au prix de changements de signification et largement reprises dans tous les secteurs dominants de l’interprétation de la vie politique (journalisme, politologie, histoire du "temps présent", monde éditorial jusqu’à certains manuels scolaires) ont profondément troublé les perceptions de la réalité sociale et politique du FN, notamment en renversant les perspectives à tenir sur ce parti. Non seulement les adeptes du populisme ont réfuté toute dénomination de fascisme mais ils ont nié toute possibilité de résurgence d’un fascisme rénové sous d’autres formes que celles qui l’ont historiquement constitué dans les années 1930. Ce faisant, ils se sont désintéressés de la seule question qui compte : comment le fonctionnement régulier (et non pas critique) de la démocratie peut-il engendrer des monstres politiques ? Rendons leur justice, il est vrai qu’ils ne pouvaient pas la poser : la France serait "immunisée" contre le fascisme et s’il existe bien un courant "national-populiste" qui constitue une menace pour la démocratie, ce n’est pas en tant qu’il serait anti-démocratique mais "trop démocratique" puisqu’il cherche à redonner une place prééminente au "peuple". Qui dit "populisme" dit bien sûr "peuple", "démocratie" et donc "populaire" : l’étymologie appuie cette évidence, fausse bien sûr puisqu’elle est silencieuse sur les usages des termes et sur les modes d’existence des réalités concrètes auxquelles ils sont censés renvoyer. De glissement sémantique aux glissements de sens, notamment celui que doit prendre l’analyse, les adeptes du populisme sont pris par leur propre mot et lâchent sur la réalité sociale et politique du FN au point de lui donner, sans s’en apercevoir, une autre identité que la sienne (le "populisme" ou le "national-populisme") bien plus respectable dans le discrédit que celle de "fasciste" ou "d’extrême droite" : ce dont les dirigeants du FN leur sauront gré puisqu’ils revendiqueront pour eux-mêmes et leur parti cette nouvelle qualification.
Notions confuses et qui portent à toutes les confusions, elles ont conduit leurs auteurs à ne pas focaliser leur attention sur les pratiques politiques du FN (modes concrets d’action, alliances plus ou moins avouées avec des élus de droite et avec des groupes extrémistes violents en France ou à l’étranger, tactiques politiques fondées sur le double jeu et le double langage) ; cela leur aurait fait trop s’apercevoir, sans doute, que, contrairement à leur "conclusion", sous couvert de "notabilisation" et d’acceptation des règles du jeu politique, notamment électorales, ce parti a conservé une radicalité incompatible avec la démocratie et que sa persistance en politique oblige à regarder les contributions plus ou moins involontaires des autres hommes politiques (de droite et de gauche) à sa durabilité. Ils ont préféré se préoccuper soit du discours de Jean-Marie Le Pen (il est charismatique, souvenons-nous et son verbe est magique) censé révéler les "valeurs" et les "idées" politiques qui ont "séduit" sa clientèle électorale (quelles étaient vos préoccupations lorsque vous avez voté ? La sécurité, l’immigration ?, ça, ce sont des hypothèses ébouriffantes qui n’accréditent absolument pas les discours du leader FN) soit, comme à chaque victoire électorale, de sa base électorale populaire (plus supposée que réellement vérifiée puisque tous les commentaires mêmes ceux des politologues autorisés ne reposent que sur des sondages c’est-à-dire sur des déclarations de vote et non sur les votes effectivement opérés).
L’ébranlement des anticipations et des certitudes a sans doute joué pour ses interprètes lors de la publication des résultats du premier tour puisqu’ils avaient tout envisagé (enfin, juste un duel Chirac-Jospin) sauf ce qui est arrivé : mais leur empressement à commenter un phénomène sur lequel on ne sait toujours presque rien tant on ne dispose que de peu de travaux comportant une réelle investigation a conjugué le mépris des connaissances effectives au mépris social pour le populaire. Comme plus rien ne tenait dans ce qu’ils s’étaient préparés à dire, ils ont repris ce qui avait fait leur propre actualité lors des élections présidentielles de 1995, le vote populaire. Du coup, ça, c’est pas de chance, ils ne se sont pas aperçus que depuis 7 ans le FN avait quelque peu changé, ne serait-ce que parce qu’il avait eu le temps de faire travailler localement ses multiples élus municipaux, cantonaux, régionaux (jamais évoqués) ou le temps que d’autres, hommes politiques ou médias, travaillent à sa place pour fidéliser politiquement un électorat (certaines zones du Nord Est et du Sud Est de la France) qui, lui, n’est ni "largué" ni même "populaire" et ne risque pas d’être "volatile" ou sensible aux mesures sociales. Mais on ne change pas une explication qui gagne surtout dans les médias et surtout quand elle permet de recouvrir un racisme social de commentaires éplorés sur les méfaits du chômage et de la précarisation sociale (tiens, au fait, on n’ en avait pas entendu parler quand leur extrême vigilance avait commenté le bilan sérieux et responsable de Lionel Jospin). Dès lors cela devient plus facile tant le populaire n’est plus vraiment "tendance" en politique depuis l’abandon de tous les espoirs messianiques, intellectuels et politiques, placés en lui. Le" vote Le Pen" ne rassemble que des "paumés", des "largués" et des incultes (ah, l’insistance sur le niveau de diplôme) ou en d’autres termes tout aussi objectifs dans l’injure des "autoritaires", des "archaïques" et des ressentimentaux.
Cette libération d’un racisme social à l’égard des groupes populaires, autorisée par l’examen du FN, est intéressante à remarquer. D’abord elle illustre la manière de penser, propre à ces commentateurs, qui les incline à reporter sur les plus faibles socialement les défaillances des hommes politiques consacrés et à leur prêter tous les défauts démocratiques en ne voyant dans leurs origines sociales que des défauts sociaux. Ensuite, elle est la marque même de la réussite du FN sur leurs esprits puisqu’elle n’exprime que leur inquiétude morale devant un "peuple" rebelle à leurs prévisions. Sont mis en évidence avec clarté leurs propres schèmes (distants et hautains) de vision du monde social surtout lorsque celui-ci ne se conforme ni aux convenances ni à leurs attentes et n’appartient pas au cercle des acteurs établis, sérieux et responsables. Que les autres oppositions politiques, celles de l’extrême gauche, n’aient pas été épargnées par des jugements où le n’importe quoi sociologique l’a disputé à l’ignorance des comportements politiques en témoigne : reportons-nous aux très belles cartes sur les "tribunitiens" opposées à celles des partis de gouvernement et qui dessinent, on ne s’y attendait absolument pas, deux France, celle des "archaïques" et celle des "modernes". Elles étaient déjà apparues, souvenons-nous, lors du vote Maastricht et on les retrouve aussi, imperturbables et épurées comme échappant par miracle aux différences de contextes sociaux, historiques et politiques, dans certains travaux d’historiens du "temps présent" publicisés à la "une" de quotidiens : la France de Dreyfus et la France contre-révolutionnaire. Tout aussi intéressante est la magnifique boucle interprétative que ces commentaires referment. Elle explique l’incompréhension pratique de leurs auteurs face à la dynamique de la vie politique : puisque le FN ne rassemble que des "ratés", il ne peut lui-même que "rater" politiquement et comme il "rate" à chaque fois les élections, il ne peut que rassembler des "ratés". Tout ceci est très sécurisant moralement mais quand il réussit là où il ne pouvait ni ne devait réussir, comment dire ? Cela devient difficile à expliquer surtout que l’on est bien désarmé. Une solution : remobiliser les constats précédents qui, établis sur des illusions mal fondées, n’en avaient pas moins conquis une certaine notoriété (le "gaucholepénisme" maintenant le "trostkolepénisme") au prix de ne rien comprendre à la situation renouvelée présente. Aujourd’hui, c’est plutôt la droite que la gauche, qui ne retient plus des électeurs radicalisés à l’extrême (par exemple 31% des "artisans, commerçants, chefs d’entreprise ont voté FN, ils étaient 13% en 1995, une "crise du patronat et petit commerce" sans doute ?).
On parle souvent, à juste titre, de la fermeture du jeu politique sur lui-même. Il faudrait évoquer aussi la fermeture des interprétations et des interprètes sur eux-mêmes qui conduit à des raisonnements tautologiques nourris davantage par des préjugés et ce qu’il convient de dire que par ce que l’analyse autorise à avancer. En fait, pourquoi s’en étonner ? Tout cela n’est que l’ultime indicateur empirique des collusions anciennes entre droite et gauche gouvernementales et une large fraction de l"intelligentsia" autorisée toutes réunies dans une même posture d’expertise de la démocratie. Quand on voit, cependant, avec quels effets, on se prend à songer que pour sauver la République, c’est d’abord la pensée politique qu’il faudrait transformer.
Annie Collovald
Maître de conférences en science politique à l’Université Paris X-Nanterre Auteur de Jacques Chirac et le gaullisme. Biographie d’un héritier à histoires, Paris, Belin, 1999.
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