Que faire des sondages ?
Que faire des sondages ?
Alain Garrigou (Raisons d'agir)
Les sondeurs français ont donc obtenu ce qu'ils réclamaient depuis longtemps : la fin de l'interdiction de publier les sondages dans la semaine précédent un scrutin. Par un de ces paradoxes dont l'histoire n'est pas avare, cette victoire intervient au moment où les sondages sont plus erronés que jamais.
Il n'y avait plus grand monde pour défendre cette vieille loi du 19 juillet 1977 qui interdisait de publier les sondages dans la semaine précédant une consultation électorale. Les sondeurs l'avaient vouée aux gémonies dès le départ au nom des grands principes - la liberté d'expression - et avec le prétexte qu'elle ne rendait pas justice aux sondages. On les accusait de plus en plus de faire de mauvaises prévisions électorales, or, assuraient-ils, si les derniers sondages électoraux étaient publiés, on verrait que leurs résultats étaient très proches des résultats électoraux. La disposition qu'ils critiquaient résultait pourtant d'un compromis puisque la loi n'interdisait pas de réaliser des sondages mais seulement de les publier. En somme, elle garantissait aux sondeurs la liberté de vendre. Certes, elle introduisait une inégalité choquante entre acheteurs de sondages, informés sur les intentions de vote dans la dernière semaine, et les citoyens ordinaires, normalement privés de cette information. Des journaux étrangers diffusés en France publièrent donc progressivement ces sondages interdits aux médias français. La situation prenait donc une tournure assez grotesque. Face à l'annonce du viol délibéré de la loi, il devenait urgent de la changer. Le gouvernement français déposa donc un projet de loi faisant commencer l'interdiction de publier 24 heures avant le jour du scrutin. Dès l'examen du projet par le Sénat, celui-ci limita encore l'interdiction au jour même du scrutin.
Après tant de temps, cette victoire devrait combler les sondeurs. Ils n'ont pourtant guère manifesté leur satisfaction alors qu'ils sont aujourd'hui de moins en moins assurés de la valeur de leurs sondages électoraux. Quoiqu'ils en aient alors dit, leur fiasco du premier tour des élections présidentielles de 1995 a laissé des traces durables. Les mésaventures de l'élection présidentielle américaine de 2000 ont encore renforcé le doute. Dès le début de la campagne électorale des élections françaises de 2002, la prolifération prévue des sondages révélait des divergences inquiétantes. Les clients s'inquiètent de la fiabilité des sondages. Un sondeur désespère en mettant en cause des intentions de vote devenues insaisissables ("il est devenu impossible de faire des estimations fiables trois semaines avant le vote, parce que les électeurs changent d'avis jusqu'au dernier moment", avoue-t-il) tandis qu'un autre accuse le faible écart entre les candidats. En somme, le premier invoque la "volatilité" (terme consacré) du vote et le second la sempiternelle marge d'erreur. L'étude scientifique a montré que la volatilité existait plus dans le cerveau des sondeurs que dans les comportements des électeurs. Quant à la marge d'erreur, les sondages n'apportent pas grand chose s'ils ne peuvent voir que les écarts très larges.
Les concessions sont-elles des prudences devant la perspective d'un nouveau fiasco ? Si elles sont déjà accablantes, elles sont pourtant très en deçà de la réalité. Indépendamment de ces questions de volatilité et de marges d'erreur, la qualité des sondages s'est en effet dégradée depuis quelques années. La tendance à diminuer le nombre des sondés s'est confirmée. Ainsi publie-t-on aujourd'hui des sondages effectués par téléphone sur des échantillons de 400 personnes. Cependant le principale raison de dégradation de qualité des sondages réside dans l'augmentation des refus de répondre. Sans atteindre le niveau des Etats Unis où la proportion des refus de répondre se situe entre 60 et 80%, ces refus s'élèvent aujourd'hui à environ 40% en France. Or on sait qu'ils sont socialement distribués et introduisent des biais importants dans les résultats. En voici deux exemples récemment publiés par la presse française.
Un magazine féminin publiait au printemps 2001 un sondage CSA sur les goûts sexuels des femmes qui ne manquait ni de sel ni de biais. Singulièrement libres nos contemporaines et doublement puisqu'elles semblent avoir considérablement élargi la gamme de leurs goûts érotiques et, en même temps, ne pas souffrir d'autocensure pour confesser ces goûts aux sondeurs. Ici, le biais était manifestement dans la sélection d'une population caractérisée par une forte désinhibition qui accentue les réponses non conformistes. Ce genre de questionnaire prête à la multiplication des réponses fantaisistes de sondés qui participent à un jeu et prennent plaisir aussi à mentir. Combien de femmes contactées ont refusé de répondre ? On ne le saura pas d'autant plus que les enquêteurs n'ont pas dû suivre les voies habituelles de l'appel téléphonique aléatoire mais un réseau en forme de chaîne. De cette "méthode", on ne saura rien non plus. L'affaire n'est point grave puisqu'elle ne sert qu'à satisfaire l'intérêt pour le sexe.
A l'inverse, l'acceptation de répondre peut concerner une population caractérisée par le conformisme. Publié dans un quotidien national, un sondage de la Sofres (effectué auprès de 500 personnes) sur les jeunes de 18-25 ans donnait en octobre 2001 des résultats étonnamment biaisés sans que nul ne s'en inquiète. Nettement supérieur aux estimations générales, le taux de trois quart des jeunes sondés déclarant être inscrits sur les listes électorales signale immédiatement combien la probabilité de répondre aux sondages est corrélée avec celle d'être inscrit sur les listes et d'avoir des opinions très légitimes. Ces jeunes prêts à s'engager en politique pour lutter contre le racisme (51%), à lutter contre la violence (44%), à protester contre une guerre dans le monde (38%) et si peu nombreux à ne pas déclarer d'opinion (1%) jouaient-ils le jeu ou étaient-ils vraiment aussi "bien comme il faut" ?
Il n'en va pas différemment avec les sondages électoraux. Si les populations d'enquête sont plus grandes (pour combien de temps ?), les refus de répondre sont proportionnellement accrus. On a souvent mis en cause l'absence d'indication du nombre des non-réponses dans la publication de ces sondages. Quand plusieurs mois avant les scrutins, ces non-réponses atteignent 50%, il ne faut pas s'étonner que les intentions de vote soient fort éloignés des votes réels et, qu'en fait, ces intentions n'aient guère de consistance. La volatilité des intentions de vote est un pauvre argument pour sondeur en mal d'excuses et conforte les doutes sur leur compétence scientifique. Comment les acheteurs de sondages peuvent-ils se satisfaire d'une si médiocre qualité ?
Très étonnante est alors l'attitude des journalistes qui volontiers se déclarent "satisfaits" par les sondages et sondeurs. Il est vrai que les relations de connivence fonctionnent particulièrement bien dans cet univers où l'on se fréquente, s'invite et où les commentaires journalistiques ne sont généralement que des résumés descriptifs qui ne font que répéter les chiffres et les commentaires que les entreprises de sondages livrent ensemble. "C'est une information", assurent certains journalistes pour réfuter les critiques, ajoutant quelquefois, "une information comme une autre" pour en relativiser le poids, en justifier l'emploi et l'achat parmi d'autres informations. Sont-ils devenus indifférents à la qualité de l'information ? On croyait que la vigilance était au fondement de ce métier et qu'elle consistait à contrôler la valeur (la vérité) des informations. En matière de sondages, point d'exigence de cette nature. C'est un grand pas dans le progrès de l'information-marchandise. Celle-ci n'a plus besoin d'être recoupée, vérifiée ni même analysée. Les éditorialistes plus que les autres sont demeurés étrangement sourds aux critiques scientifiques. S'ils y sont malgré tout confrontés, ils reprennent spontanément les arguments les plus éculés de la défense des sondages (une photographie de l'opinion, par exemple), sans avoir jamais retenu et mis en œuvre quelques principes de critique. L'usage ordinaire et aveugle des sondages va de pair avec la crise du commentaire politique.
On pourrait se résigner et même sourire comme on le fait de ces sondages de divertissement dont la presse fait grand usage. Nul ne songerait à s'en prévaloir pour prétendre détenir une vérité scientifique sur les questions concernées et encore moins pour imposer des décisions. Les sondages politiques sont différents à cet égard et les sondages électoraux particulièrement puisqu'ils ont des effets sur l'élection. Longtemps, les sondeurs l'ont dénié avec un aveuglement intéressé et quelque mauvaise foi. Chacun voit aujourd'hui clairement combien ils déterminent les chances des candidats et tout simplement leur présence même dans l'élection. On n'abusera pas des preuves en faisant simplement remarquer que les sondeurs décident partiellement des candidats qu'ils introduisent dans leurs questions (fermées) sur les intentions de vote (sans parler des baromètres divers), que les résultats des sondages conduisent les uns et les autres soutiens potentiels (militants et financiers) de ces candidats à s'engager ou au contraire à se rallier à d'autres candidats mieux placés (selon les sondages). Ce mécanisme de statu quo avantage considérablement les hommes en place ; les nouveaux candidats et les nouvelles idées sont préalablement éliminés. L'ubiquité des sondages contribue fortement à cette fermeture du champ politique qui se traduit dans le malaise persistant associé à l'impression d'avoir toujours affaire aux mêmes dirigeants et aux mêmes banalités.
L'obtention des signatures de parrainage pour les candidats, les calculs tactiques qui anticipent les désistements du deuxième tour et la détermination même des candidats dépendent donc de sondages de plus en plus déficients. En 1994-1995, les sondages préélectoraux avaient été utilisés pour faire triompher une candidature Balladur, annoncée comme victorieuse, et pour dissuader le candidat Chirac, annoncé comme battu, de se présenter. Des tentatives de ce type ont évidemment réapparu comme celle d'imposer l'idée du décollage d'une candidature ou de "constater" l'échec d'autres, sans laisser vraiment aux candidats le temps d'exposer leurs idées, à supposer qu'ils en aient. Car plusieurs décennies de sondages ont fortement contribué à cette déréliction de la vie démocratique dans laquelle les programmes et les débats sur les questions politiques ont disparu au profit d'un effrayant vide d'idées et d'un nom moins effrayant trop plein de tactiques d'états majors. Une solution radicale de restauration du débat démocratique serait l'interdiction d'effectuer des sondages sur les intentions de vote pendant tout la durée de la campagne électorale. Après tout, celle-ci s'appuierait sur le secret du vote dont nul ne songe à remettre en cause le principe établi dans tous les pays d'élections libres depuis un siècle environ.
Une autre solution consisterait à prendre acte des développements de l'intervention des sondages dans les élections pour que, face aux dérives observées, les citoyens disposent des informations nécessaires à la participation démocratique. Bien entendu, il existe dans la réforme de la législation de 1977 une sorte de contrepartie demandée aux sondeurs en l'espèce d'une disposition prévoyant que la fiche technique des sondages serait communiquée à la commission des sondages non plus "à l'occasion" de leur parution mais "avant" elle. Jusqu'à présent, les instituts de sondages n'ont guère eu à craindre d'une instance de contrôle composée de hauts fonctionnaires et de sondeurs. Plus gravement, ce changement est significatif de la conception aristocratique de la compétence des auteurs du projet de loi et de ceux qui n'y ont point prêté garde, pour eux, tant cela semblait aller de soi. Les citoyens sont-ils donc a priori si incompétents qu'ils ne seraient pas capables de lire et de comprendre un sondage ? Et s'ils doivent le faire, parce qu'en bons citoyens, ils doivent s'informer, comment peut-on justifier de continuer à leur donner des informations tronquées ? Pour rompre avec cette conception censitaire de la politique, les électeurs doivent donc disposer de données aussi indispensables à la compréhension et à la vérité que la proportion de non réponses qu'on oublie souvent d'indiquer à moins qu'elle fasse l'objet d'une note minuscule dans un coin de page ou de tableau. Avant toute chose, tous les sondages devraient indiquer la proportion des refus de répondre, devenue indispensable avec l'accroissement des refus de répondre. Peut-être est-il vain d'espérer que l'exigence intellectuelle et démocratique l'emporte alors que d'autres intérêts sont en jeu. Il est probable que les connivences entre sondeurs, journalistes et politiques s'accommoderont parfaitement d'un instrument de connaissance sans valeur.
Alain Garrigou
Professeur de science politique à l'Université Paris X-Nanterre
Auteur de Histoire sociale du suffrage universel en France : 1848-2000 (Editions du Seuil, 2002)
et Les élites contre la République : Sciences Po et l'ENA (Editions de La Découverte, 2001).
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