Réinventer la politique, par Bertrand Geay (Raisons d’agir)
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Réinventer la politique
Bertrand Geay (Raisons d'agir)
Ce texte est paru dans le journal Politis le 26 décembre 2002.
Contre la satellisation des dissidences orchestrée par la direction du Parti socialiste, un large rassemblement des forces qui se sont engagées dans la résistance aux politiques néo-libérales est de nature à dynamiser les luttes sociales et à donner quelque chance à des politiques alternatives. L'accord sur des axes essentiels de réorientation des politiques publiques est à portée de main, depuis des années au travail dans les multiples mobilisations, rencontres ou contre-propositions qui ont vu le jour depuis le début des années 1990, qu'il s'agisse des salaires et des minima sociaux, de l'instauration de nouveaux droits économiques et sociaux, de la reconquête des services publics et de la protection sociale, des énergies renouvelables et des transports, ou de la politique internationale.
Mais il serait probablement illusoire de croire que l'adoption d'une sorte de programme électoral minimum serait suffisant pour renverser les tendances à l'œuvre. Même si les marges d'action nationales ou locales restent bien supérieures à ce qui est suggéré d'ordinaire, par une sorte d'effet pervers du discours sur la mondialisation, il n'en reste pas moins que l'emprise de structures économiques fortement intégrées à l'échelle internationale et la capacité de toutes les formes de domination à se reproduire par leur inertie propre sont de nature à épuiser les coalitions les plus vertueuses et à vider de leur substance les entreprises les plus subversives, dès lors qu'elles devraient se réduire à ce que les institutions politiques sont en mesure de leur offrir comme traductions immédiatement opérationnelles. Au vu des expériences passées, on pourrait radicaliser cette interrogation : est-il possible de prendre pied dans le champ de la représentation politique sans voir très rapidement son action orientée par cela-même que l'on entendait combattre, sans se soumettre aux logiques qui organisent les formes instituées de la représentation politique, et par là aux intérêts économiques, symboliques ou bureaucratiques, qui s'attachent à l'ordre social et à l'ordre politique ? Si l'on s'accorde sur la nécessité de l'émergence d'un nouvel anticapitalisme, il n'est peut-être pas à terme de problème plus décisif. Certes, la question n'est pas nouvelle. Mais s'impose aujourd'hui la réalité d'une politique où les stratégies de "communication", le recours aux sondages d'opinion et l'adaptation continue du langage politique aux "tendances" relevées par les "observateurs" et "experts" en tous genres, participent de la fermeture de cet espace sur lui-même et de la réduction des citoyens à de simples agrégats de clientèles. On peut au moins affirmer qu'une stratégie de transformation sociale ne saurait se réduire à une simple addition de forces ou a fortiori à des équations strictement électorales. L'enjeu est d'être en capacité d'agir dans le champ politique sur la base d'un projet résolument émancipateur. Et d'un projet qui s'ancre dans toute une série de pratiques sociales en rupture avec les logiques de compétition et de consommation dominantes. Par exemple, par le développement de pratiques d'inspiration mutualiste. Par l'auto-organisation des univers professionnels ou de résidence. Par la lutte sociale, collective et solidaire, qui porte en elle des principes différents d'organisation du monde social. Faudrait-il pour autant se limiter à un usage purement tribunicien de la scène électorale voire récuser tout mandat collectif et accepter de déléguer à d'autres la gestion des arbitrages politiques ? La distance à la fonction politique, qui prévaut dans bien des postures critiques, peut trouver un fondement dans la tradition libertaire, tradition respectable, dont on a trouvé la trace dans de nombreux mouvements sociaux récents, et dont il y aurait beaucoup à apprendre -dans ce qu'elle a de meilleur- pour réinventer un véritable fédéralisme et donner aux notions parfois un peu creuses de réseau et d'autonomie, un authentique contenu démocratique. Mais on sent bien aussi que tout autre chose est en jeu dans cette mise à distance de la politique. Le risque est grand de conforter une tendance sociale beaucoup plus large, que contribue à produire et dont s'accommode très bien le capitalisme actuel. On pense ici à l'espèce d'atomisation sociale et à cette mise en état de spectateur du monde qui accompagnent l'extension du règne de la marchandise. Cette acceptation de l'instance politique comme chose en soi, détachée des rapports sociaux qui lui donnent sa substance, a sans doute beaucoup à voir avec des phénomènes désormais bien connus, tels que le brouillage des solidarités de classe, la précarisation du travail, la diffusion du consumérisme dans toutes les sphères de la vie sociale et l'individualisation des rapports sociaux que l'on voit à l'œuvre tant du côté du travail social, que dans la gestion de l'assurance chômage, ou, pour une part au moins, au sein de l'institution scolaire. Si la représentation politique est toujours indissociablement accès à la parole et remise de soi, les formes selon lesquelles elle s'organise restent des productions historiques et peuvent à ce titre être travaillées. Pour lutter contre l'entreprise de dépolitisation que constitue le capitalisme libéral, l'invention de nouvelles formes d'intervention sur la politique, de contrôle des mandats collectifs, est peut-être la clé d'une reconstitution de la crédibilité et de l'efficacité de l'intervention dans le champ politique. Elle constitue, autant que les aspects programmatiques, un élément déterminant des relations nouvelles à instaurer entre organisations politiques et " mouvement social ", dans le respect des spécificités de chacun. La mise en place de forums ouverts, où se retrouvent militants syndicaux, associatifs et politiques, avec l'objectif d'actions coordonnées en direction des différents niveaux de pouvoir, peut en être une première traduction. Cette question n'est pas exclusive des préoccupations légitimes de nombre de militants politiques quant au rapprochement des différents partis ou courants de la gauche de la gauche. Mais de sa prise en compte dépend peut-être notre capacité à rassembler une force alternative au libéralisme et au social-libéralisme, consciente d'elle-même et offensive, en échappant, autant que faire se peut, aux pièges de la lutte pour les postes et pour les sièges.
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