Pour une éducation citoyenne : défendre les sciences économiques et sociales au lycée, par Stéphane Beaud et Bertrand Geay

samedi 11 octobre 2008
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Pour une éducation citoyenne : défendre les sciences économiques et sociales au lycée


Pour une éducation citoyenne :
défendre les sciences économiques et sociales au lycée


Texte rédigé par
Stéphane Beaud et Bertrand Geay
pour l'Association Française de Sociologie
Ce texte a été adopté par le comité exécutif de l'AFS



La filière de sciences économiques et sociales de lycée se trouve aujourd'hui fort menacée par le projet de réforme Fillon. Avec la marginalisation de l'option SES en classe de seconde (soit 2H et demie d'enseignement hebdomadaire à 240 000 élèves), et la suppression des dédoublements de classe dans cette matière, se confirme la volonté d'en finir avec un enseignement qui a pourtant fait ses preuves et constitue un outil exemplaire dans l'apprentissage de la citoyenneté.

1. La nécessité d'apprendre la société à l'école
Plus que jamais, il convient d'affirmer haut et fort la nécessité pour l'Ecole d'apprendre aux nouvelles générations les diverses manières de déchiffrer le monde contemporain. Les élèves sont en effet confrontés à une multiplicité d'informations, aux stratégies de manipulation et de désinformation. La presse passe de plus en plus sous la dépendance de grands groupes d'information (Fox News qui a fait la campagne de G. W. Bush aux Etats-Unis ; Socpresse en France). Lorsque Serge Dassault déclare à France Inter qu'il souhaite que "ses" journalistes se soucient des "informations saines" (l'expression est de son cru) ou que le PDG de TF1 (Patrick Le Lay) écrit dans son livre que l'objectif ultime des programmes de TF1, c'est de "vendre du temps de cerveau humain disponible" aux annonceurs et donc aux entreprises, un des rôles majeurs de l'école républicaine, et notamment des SES, n'est-il pas d'offrir une sorte d'alternative minimale, quelques moyens de résister à ces très puissants conditionnements médiatiques ? Face à la surabondance de l'offre informationnelle, à sa segmentation par âges, les SES enseignent par exemple aux lycéens à décrypter l'information, à trier, classer et hiérarchiser les données disponibles en vrac sur Internet. Cet enseignement peut et doit être considéré comme un enjeu essentiel de la formation intellectuelle et pratique des jeunes dans toute démocratie, une action majeure de formation des futurs citoyens. En ce sens, comme l'histoire, l'enseignement des SES est enraciné dans "le" politique, au sens noble du terme.
On peut aussi concevoir une dimension plus ambitieuse de l'enseignement des sciences sociales au lycée qui intègre, par exemple, l'apprentissage des principes fondateurs de la démocratie sur un mode qui soit moins formaliste que d'ordinaire, en examinant comment le fonctionnement des sociétés tend à stigmatiser les minorités et comment, à l'inverse, l'égalisation des statuts est une condition de la démocratie, comme le montre la comparaison internationale. En réfléchissant aussi à la nature des pouvoirs en concurrence dans les sociétés contemporaines, à leurs jeux en concurrence et aux enjeux considérables pour tous, de ces "jeux" politiques. Avantage indéniable de ce type d'enseignement : il permet aux élèves d'analyser ces pouvoirs de façon concrète, comme un ensemble de relations sociales, de distributions de ressources. Apprendre tout cela entre 15 et 18 ans doit faire partir d'un cursus de lycéen français du XXI siècle ! Mieux, il faudrait que ce type d'enseignement ne soit pas réservé aux seuls élèves de la filière ES, mais au contraire généralisé. Il en va de l'avenir de la participation informée à la vie démocratique de notre pays. Une option SES serait, par exemple, fort utile aux futurs élèves des classes préparatoires.
Car aujourd'hui, parmi toutes les disciplines enseignées dans le second cycle, ce sont les sciences sociales qui permettent le mieux de comprendre les dynamiques des sociétés et du monde contemporain: les rapports et processus économiques, politiques, sociaux; les cadres juridiques et "sociétaux"; l'histoire des peuples et des Etats, les espaces de l'Europe et du monde; la grande diversité des cultures, et la dignité intrinsèque de chacune. C'est ainsi, et à travers des éléments de raisonnement philosophique - qui enseignent l'esprit critique - que l'on forme des citoyens informés, des individus qui ont conscience de faire partie d'ensembles plus vastes et apprennent à respecter le bien public. La sociologie, au sens large qui inclut la démographie, et l'économie, constituent les points d'ancrage indispensables d'un tel enseignement, aux côtés de l'histoire, de la géographie et de la philosophie.
Il ne s'agit pas principalement de tenter d'accumuler les savoirs dans l'esprit des élèves; mais plutôt de former leur regard. C'est ce que font les SES telles qu'elles sont actuellement enseignées, à la suite d'une série d'innovations pédagogiques réussies: approche comparée des sociétés (d'où le recours souvent très formateur à des travaux ethnologiques), attention portée à la nature des sources statistiques et à leurs limites, voire leurs biais; usage des films documentaires, enseignement d'une lecture critique d'émissions télévisées, télévision, etc.
Les lycéens qui s'intéressent plus particulièrement aux sciences sociales - ils sont de plus en plus nombreux - trouvent dans les Universités des filières qui sont prêtes à les accueillir et à continuer leur formation : en histoire et en géographie, en sciences économiques, en sociologie, en droit, dans les domaines de l'administration des entreprises et des collectivités, de l'enseignement, de la recherche appliquée, de l'information et de la conduite des politiques sociales, pour en rester aux cas les plus exemplaires. Contrairement à une opinion assez répandue, ces filières ne sont pas "bouchées" ni même engorgées.
Mais il y a plus. La spécificité de l'enseignement de sciences économiques et sociales a permis de réaliser à la fois un accès des jeunes d'origine populaire au lycée et une élévation de leurs chances de réussite dans l'enseignement supérieur. Ainsi, les étudiants issus de la filière ES réussissent plutôt bien en sociologie. Non seulement parce qu'ils se sont initiés aux rudiments des théories sociologiques, mais parce qu'ils ont appris à se frotter aux données économiques et sociales, à regarder et à critiquer ces données : par exemple, ils savent lire un tableau statistique, en voient l'intérêt, ne sont pas effrayés par les chiffres, etc. Bref ils ont appris au lycée un peu du raisonnement propre aux sciences sociales et voient l'intérêt de marier conceptualisation sociologique et analyse empirique. Ainsi on constate dans les Travaux dirigés de première et de deuxième années qu'ils s'initient avec facilité et souvent avec bonheur à l'initiation à l'enquête. Dans des départements de sociologie au recrutement socialement plus populaire et scolairement plus "diversifié" (avec beaucoup d'élèves titulaires de bacs technologiques et de bacs professionnels), les élèves de ES constituent la tête des promotions.

2. Une attaque frontale de l'ultra-libéralisme contre les SES
L'enseignement des sciences économiques et sociales au lycée n'est plus dans "l'air du temps". Sans doute, d'abord et avant tout, pour l'originalité de sa démarche : d'une part, parce que, sur le fond, il propose une appréhension globale des phénomènes économiques et sociaux qui implique nécessairement de les replacer dans un contexte historique et social ; d'autre part, parce que, sur le plan didactique, il a été le vecteur de pédagogies actives, très novatrices pour leur temps.
Sur le plan des contenus, l'approche de l'économie que les SES défendent (et qu'un magazine comme Alternatives économiques diffuse à un plus large public) se retrouve en porte-à-faux avec celle qui est, pour l'essentiel, enseignée dans l'enseignement supérieur dans le cadre de ce qu'on appelle l' "économie standard" qui, on le sait, repose sur une formalisation poussée des phénomènes économiques, très largement autonomisés des autres sphères de la société. Si bien que les SES apparaissent aujourd'hui à bon nombre d'économistes "modélisateurs" (expression commode que nous employons ici provisoirement), formés dans les facultés des années 1980 comme un résidu anachronique de conceptions laissant place à l'histoire sociale, économique et politique, et se donnant pour méthode d'analyser les sociétés telles qu'elles sont et telles que les hommes la font. Sur un plan plus politique, il convient d'insister sur la récurrence des attaques portées contre un enseignement non "purement" économiste de l'économie dans l'enseignement secondaire. La liste serait longue à établir des prises de position publiques d'hommes politiques contre l'enseignement des SES. Par exemple, l'ancien ministre de l'économie, Francis Mer (Polytechnicien de formation, ancien PDG d'Usinor), n'a cessé, durant ses deux années de pouvoir à Bercy, de vilipender un "peuple français" rétif à l'économie : la vraie, la seule, l'unique, qui ait à ses yeux droit de cité : l'économie de marché, celle qui est enseignée dans les divers manuels de microéconomie et qui, selon lui, devrait être enseignée dès le plus jeune âge à nos futurs concitoyens de manière à ce que ces derniers intègrent les contraintes de l'action économique.
Il y a aussi un contexte social et idéologique de la réforme Fillon. C'est la tentative au long cours de refondation idéologique de la droite française : le MEDEF, les travaux de Kessler et de Ewald, les tentatives de l'Institut de l'entreprise, etc. Un leitmotiv revient sans cesse de la bouche de ses penseurs agréés par le Medef : il faut former les nouvelles générations à la vraie économie, celle qui édicte comme des tables de vérité les lois de l'économie de marché. Des courbes de coût et de préférences devront bien faire l'affaire(1). A côté, on pourra y adjoindre des rudiments d'un enseignement, dit utile, en droit et en gestion. Ainsi formés nos lycéens seraient en quelque sorte équipés mentalement pour avoir une lecture, limitée mais réaliste, du monde économique et social. Foin donc des autres sciences sociales qui polluent la pureté du raisonnement économique. Nul besoin donc de s'embarrasser de verbiage sociologique souvent accusé d'être démoralisateur. Il faut ré-enchanter la société, donner des signes d'espoir, faire passer le credo libéral en économie.

3. Le soutien aux SES : un enjeu pour tous les défenseurs de l'école publique
Rappelons ici, c'est le phénomène essentiel, que les SES constituent une discipline éminemment fragile sur le plan institutionnel : création relativement récente, peu d'enseignants (N = 6000), une Inspection Générale de SES éclatée et hétérogène, un débouché professoral quantitativement faible, puisqu'il a été cantonné à une option de second cycle . Or, dans l'histoire du système d'enseignement français, on le sait grâce aux travaux de Durkheim et, plus récemment de Briand et Chapoulie, la question morphologique des corps professoraux est décisive. "Combien de bataillons les SES ?". La réponse en dit beaucoup sur le rapport de force : "Très peu", comparé aux autres disciplines. Combien de bataillons les profs d'éco et gestion ou les profs d'histoire-géographie ? Beaucoup… Donc d'une manière structurelle, les profs de SES sont coincés entre les deux grands corps voisins et rivaux dont les représentants (IG notamment) lorgnent à la fois sur la filière et sur ce pactole d'heures de lycée. Ils lorgnent d'autant plus que la filière L s'est affaiblie sur longue période et que la filière STT s'est prolétarisée dans son recrutement depuis quinze ans. Paradoxe historique ; au fur et à mesure que la filière ES se consolidait et devenait sinon une voie d'excellence du moins une voie de choix relatif , elle se voyait menacée dans son succès par ses puissants voisins qui ne lui veulent pas que du bien. Les profs de SES se demandent donc toujours à quelle sauce ils vont être mangés. Avec Fillon, le risque est plutôt à la sauce gestionnaire, avec un zeste de droit.
Au-delà des divisions entre disciplines qu'a léguées l'histoire du système d'enseignement, il doit apparaître à chacun -professeur, parent d'élève, jeune-, que ce qui est en jeu ici, c'est une certaine conception de l'école et de l'éducation, en même temps qu'un outil pédagogique exemplaire. Le "profit" réalisé par quelques disciplines concurrentes serait bien illusoire, face au mouvement réel engagé par la disparition d'un tel enseignement. C'est donc tout à la fois aux professeurs de sciences économiques et sociales eux-mêmes que nous nous adressons, mais aussi à la communauté universitaire, aux pouvoirs publics et aux citoyens, pour mettre un terme à une entreprise qui ne peut être analysée autrement que comme l'expression d'un projet profondément réactionnaire.


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(1) Le MEDEF voudrait donc qu'on ne parle que de l'entreprise, mais seulement de l'entreprise vue du point de vue de l'entrepreneur. "L'entreprise est là pour faire du profit, sinon elle meurt; le travail est un coût". etc. Qu'on parle de "l'entreprise", mais aussi telle que vue par les salariés.

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